La double dimension procédurale et substantive de l’ISO 26000

Christian Brodhag. La double dimension procédurale et substantive de l’ISO 26000.. M. Capron, F. Quairel-Lanoizelée, M.-F. Turcotte. ISO 26000 : une Norme « hors norme ». Vers une conception mondiale de la responsabilité sociétale, Economica, 2010, collection Recherche en gestion

Résumé : L’élaboration des lignes directrices (guidance) sur la responsabilité sociétale ISO 26000 est un processus de négociation multi-acteurs. Elle sera considérée dans le cadre de la théorie de l’acteur réseau où les participants, ainsi que les éléments de la négociation, peuvent être considérés comme les actants « médiateurs » d’un réseau hybride. L’article citera quelques exemples d’éléments de négociation en appui à cette thèse. Il permettra de poser les conditions de sa mise en œuvre, et de la nécessité de reproduire des processus collectifs dans des formes semblables à celles qui ont permis son élaboration, tout en considérant la plus grande importance prise à ce niveau par des questions substantives.

Introduction

L’élaboration de lignes directrices (guidance) sur la responsabilité sociétale utilisable par tout type d’organisation, tout type de taille et tout type de pays a été un défi considérable tant par la portée universelle de l’objectif que par le processus engagé. La rédaction a en effet impliqué plusieurs centaines d’experts représentant six parties prenantes (entreprises, gouvernement, consommateurs, organisations non gouvernementales et autres consultants ou académiques) issus d’une centaine de pays ainsi que des organisations internationales. Au delà de points de vue représentant des intérêts contradictoires le processus a conduit à des changements de rationalité des participants.

Durant 5 ans de négociation des consensus ont été trouvés autour de concepts appartenant à l’une des communautés en présence, mais des concepts nouveaux ont été aussi proposés. Au fur et à mesure du déroulement de la négociation, ces concepts se « solidifiant » servent de point d’appui pour la suite de la négociation, c’est-à-dire au positionnement des négociateurs et à l’organisation logique des éléments substantifs.

Nous allons décrire cette double nature substantive et procédurale, en nous appuyant sur la théorie de l’acteur réseau. Nous conclurons que le déploiement devrait s’inscrire dans la même logique, l’ISO 26000 devenant un élément du déploiement d’un réseau hybride mêlant humains (organisations) et non humains (concepts et processus).

1 – Un processus multi-acteurs

Les lignes directrices (guidance) sur la responsabilité sociétale, ISO 26000, ont été élaborées sous l’égide de l’ISO. Mais on ne peut pas considérer que ce texte soit le produit de cette organisation internationale. L’ISO a seulement mis en place un processus conduisant à un consensus international sur la définition de la responsabilité sociétale et l’ampleur du champ concerné. Cette distinction est importante car la question est moins de savoir si l’ISO a la légitimité d’entreprendre un travail à un fort contenu politique, mais si le processus engagé et les acteurs y participant confèrent à ce processus cette légitimité.

L’histoire de la rédaction de ces lignes directrices est le fruit d’une succession d’initiatives et d’interactions non planifiées, non encadrées à priori de façon institutionnelle, l’ISO se bornant à encadrer le processus. La première impulsion revient à la Commission des Consommateurs de l’ISO (COPOLCO) qui considérait qu’« une norme ISO de système de management pour la responsabilité sociétale était tout à la fois souhaitable et réalisable du point de vue des entreprises, du personnel, des citoyens, de la communauté et du gouvernement » (COPOLCO, 2002). La logique développée alors envisageait de compléter le système normatif du management de la qualité l’ISO 9001/9004 supposé représenter le pilier économique du développement durable et l’ISO 14001/14004 représentant le pilier environnement par le troisième pilier : un système de management social. En septembre 2002, le Technical Management Board (TMB) l’organe dirigeant de l’ISO décide de mettre en place un groupe consultatif stratégique (SAG) sur la Responsabilité Sociétale réunissant des experts de différents horizons institutionnels : « pour déterminer si l’ISO devait développer des outils dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises, et dans cette éventualité la portée du travail et le type d’outil » (Technical Management Board (TMB), 2002).

Ce groupe a fait des recommandations deux ans plus tard (Strategic Advisory Group (SAG), 2004) en notant que le sujet de la RSE touche des domaines nouveaux pour l’ISO qui devrait revoir ses processus pour permettre une représentation des différentes parties prenantes. En effet, cette organisation, dirigée par les délégations des pays où les entreprises sont en général majoritaires, devrait s’ouvrir aux associations et syndicats, experts et scientifiques et au secteur public : organisations internationales, Etats ou collectivités locales. Certains de ces acteurs étaient d’ailleurs représentés au sein du SAG. C’est sur cette base, et après une première réunion internationale à Stockholm en 2004 que le TMB établit les termes de référence du travail : des lignes directrices (guidance) sur la responsabilité sociétale, applicable par tout type d’organisation non sujet à certification par tierce partie. Ce qui et loin de l’intention initiale. Le dispositif implique que chaque délégation nationale soit composée de représentant de six parties prenantes : entreprises, gouvernement, consommateurs, organisations non gouvernementales et autres (consultants ou académiques). Des organisations internationales peuvent être « en liaison ». L’Organisation Internationale du Travail (OIT) a même signé un protocole d’accord lui donnant un droit de relecture finale et de veto sur le processus.

Enfin le processus de rédaction lui-même commencé en mars 2005 a demandé pas moins de 8 réunions de travail internationales, 4 versions (documents d’experts WD) et deux versions intermédiaires de la norme (CD, DIS), amendés chacun sur la base de plusieurs milliers de commentaires pour aboutir en mai 2010 à un texte (FDIS) soumis en juillet au vote des pays, c’est-à-dire les comités nationaux hébergés par les organismes de normalisation. L’adhésion au processus s’étant fait au cours du temps, c’est 99 pays qui ont participé à la rédaction du texte final, et enfin l’ensemble des pays membres de l’ISO ont participé au vote.

Loin d’être un processus linéaire et logique, l’élaboration de cette norme est le fruit de décisions et de compromis qui ont été pris sur la base de rationalités partielles et différentes où les premières décisions ont créé un cadre qui a conduit les différents acteurs impliqués à se repositionner. Ce positionnement est stratégique, chaque acteur faisant valoir les intérêts qu’il représente, et aussi cognitif car en cinq années de dialogue les conceptions des acteurs, leurs rationalités, ont changé.

Mais cette négociation ne part pas de rien. La responsabilité sociétale a plusieurs histoires et plusieurs fondements qui sont portés par des réseaux d’acteurs différents. La négociation vise à les coordonner et à les faire converger. L’attachement de certains négociateurs à ce qu’un chapitre reconnaisse cette histoire ou que l’annexe 1 liste les outils existants, malgré l’opposition forte de pays comme la Chine ou l’Inde, illustre la vocation de ce processus.

2 – Un jeu d’actants en position de médiateurs

Nous proposons d’analyser ce processus à travers la théorie de l’acteur réseau (Actor Network Theory) et notamment quelques concepts clés (Callon, Cohendet, & All, 1999) (Latour, 2006). Cette théorie initiée sous le nom de sociologie de l’innovation établit qu’une innovation technologique s’appuie sur un réseau d’alliance hybride où différents acteurs (chercheurs, entreprises, administration…) vont s’allier pour promouvoir cette innovation. Le réseau est hybride car il mêle des actants humains et non humains. Des mécanismes de traduction doivent s’établir pour que chaque acteur s’approprie l’objet de l’innovation dans sa propre rationalité et ses propres intérêts, ce qui a aussi fait nommer cette théorie : théorie de la traduction. Cette traduction est la condition de son engagement, son soutien à cette innovation.

La théorie de l’acteur réseau définit deux catégories d’actants, les intermédiaires qui ont un comportement stéréotypé pour lesquels les intrants (inputs) permettent de déduire les conséquences et les médiateurs pour lesquels « les causes ne permettent pas de déduire les effets, dans la mesure où elles ne font qu’offrir des occasions, définir des circonstances et établir des précédents. Par conséquent, bien des inconnues surprenantes peuvent surgir dans l’intervalle. » (Latour, 2006, p. 85). Bien entendu si chaque actant est en partie imprévisible le processus qui résulte de leur interaction est lui-même imprévisible.

En général les normes ISO sont le fruit de négociations entre différents acteurs et pays, qui apparaissent bien comme des processus d’innovation, puisqu’ils formalisent un réseau d’acteur/négociateurs, définissent des termes (traduction) et définissent une norme (objet) qui serviront de base au développement d’un réseau hybride réunissant acteurs humains et non humains (norme et outils dérivés). Ces normes peuvent définir des caractéristiques techniques (taille, résistance…), des procédés ou des systèmes de management (qualité, environnement…). Dans l’élaboration de la plupart des normes, les parties impliquées sont les industriels ou acteurs économiques d’un domaine avec les utilisateurs consommateurs. Les administrations interviennent à des degrés divers, notamment du fait que les organismes nationaux de normalisation (les adhérents de l’ISO) sont souvent des services de l’administration publique et que la normalisation est aussi un mode de régulation publique.

L’objet de l’ISO 26000 est d’une nature sociale et politique, mais son élaboration n’a pas été une « négociation sociale » classique avec les acteurs représentant les entreprises, les travailleurs et les pouvoirs publics. Ce traditionnel dialogue tripartite a été élargi aux consommateurs (acteur important au sein le l’ISO, qui a, comme on l’a vu, pris l’initiative sur ce sujet) et d’autres associations, ce qui a produit un cadre totalement nouveau de négociation.

Les organisations représentant les entreprises, les gouvernements, les syndicats, les consommateurs, les associations et les consultants n’agissaient pas comme des intermédiaires faisant valoir les intérêts objectifs et formels de leurs mandants mais bien comme des médiateurs capables d’adaptation et d’initiative. La double appartenance des experts à une catégorie de parties prenantes et à un pays, donnait une structure « matricielle » à la négociation. Un syndicaliste raisonnait avec les autres représentants des travailleurs et les experts de l’OIT sur les thèmes sociaux, mais se rapprochait plutôt de la délégation nationale sur d’autres questions comme celles de l’environnement.

Le processus de négociation et les interactions entre les acteurs ont produit une réalité nouvelle avec des concepts négociés qui une fois stabilisés servaient de point d’appui à la construction de nouveaux débats et de nouvelles réalités, et de nouveaux positionnements des acteurs. La création de “ valeur nouvelle ” (Lax, Sebenius, 1995) est possible grâce à une négociation coopérative dans laquelle les négociateurs ne se limitent à exprimer des revendications de valeur, ni même à rechercher a minima des solutions mutuellement acceptables, mais créent des réalités nouvelles. Le concept de normes internationales de comportement ou celui des relations personnelles, sont des valeurs nouvelles permettant de dépasser le clivage entre les visions contractualistes ou institutionnalistes de la responsabilité sociétale pour le premier terme, ou la question conflictuelle sur les orientations sexuelles pour le second.

C’est-à-dire que dans ce processus, les compromis intermédiaires et puis finalement le document final ont joué un rôle d’actant médiateur. Le texte a été la production d’un réseau hybride qui réunissait des acteurs humains, des organisations qu’ils sont sensés représenter, les processus et quelques concepts clés. Les concepts interagissaient sur des acteurs qui avaient des rationalités très différentes, ouvrant la porte à des interprétations variées et donc à de nouvelles potentialités. Ces acteurs, en situation de rationalité limitée du fait que nul ne pouvait dominer l’ensemble des questions, se livraient à des traductions et donc des écarts d’interprétation des mêmes termes.

Le texte final a été le résultat d’un travail limité à quelques centaines d’experts qui ont appris à se connaitre et à avoir (ou non) confiance. Le texte dans son imperfection, voire ses incohérences, ne peut être dissocié de sa genèse, qui permet de le comprendre. Les experts en ont conscience, savent toute l’énergie dépensée pour trouver un accord sur un mot, ou au contraire les trous béants sur lesquels aucun consensus n’était possible et qui devaient être contournés soigneusement.

Nous prendrons l’analogie avec un tableau. Il peut être simplement contemplé de façon superficielle et rapide, mais si l’on veut le reproduire ou mieux encore en tirer une école de peinture il doit être compris intimement. Cette épaisseur du texte, l’importance des repentis, les grands à plats qui donnent toute l’importance à quelques traits précis, le travail de l’élaboration et les outils et matériaux utilisés, tout cela éclaire le tableau.

Nous allons identifier quelques questions pour illustrer ce propos. Nous considérerons ensuite les conditions pour que la mise en œuvre de l’ISO 26000 produise les mêmes effets que sa rédaction. Si l’on considère le processus de l’ISO 26000 comme une étape de convergence dans l’évolution de réseaux qui portent la responsabilité sociétale, il faut aussi considérer l’étape suivante de son utilisation comme un problème de réseau.

Le problème de déploiement se pose en fonction des réseaux et des processus d’enrôlement qui seront mis en place. Selon l’influence de tel ou tel acteur le texte prendra ou non tel ou tel sens. Mais le déploiement sur le terrain, dans des contextes variés impliquera de nouveaux acteurs et de nouvelles rationalités et donc nécessitera des processus de traduction.

C’est notre thèse centrale, le texte de l’ISO 26000 n’est pas un actant intermédiaire qui peut être appliqué directement de façon univoque, et donc pour lequel un consultant pourrait en certifier la mise en œuvre, mais un actant médiateur qui recèle de potentialité d’interprétation (de traduction) qui ne révélera tout ses potentialités que par les réseaux coopératifs qui se construiront à son propos, ces réseaux étant très contingent aux conditions locales humaines, culturelles, sociales, environnementales ou économiques. Le fait que ces lignes directrices ne soient pas certifiables n’est pas seulement lié au fait que le texte considère une telle certification comme une mauvaise représentation de l’intention et de l’objectif de la norme, mais que ce n’est pas sa nature.

3 – Quelques questions clés de la négociation

3.1. Le développement durable et la responsabilité sociétale

Le texte a permis deux clarifications majeures : les parties prenantes ne représentent qu’une partie des enjeux de la société, et les objectifs de responsabilité sociétale d’une organisation contribuent au développement durable qui est une problématique plus large. Rédiger formellement ce qui peut apparaître comme des évidences, conduisait à formuler des hiérarchies entre des concepts et les organisations qui les portaient, c’est-à-dire à organiser le réseau et les alliances en son sein.

Le texte définit la responsabilité sociétale comme la contribution des organisations au développement durable « responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui contribue au développement durable, incluant la santé et le bien-être de la société (…) ». Mais cette définition a été le fruit de nombreux débats. Le système des Nations-Unies parle de responsabilité « sociale et environnementale » ce qui explicitement limite la responsabilité sociale au seul volet « social » laissant ainsi la responsabilité environnementale dans le champ d’institutions spécialisées de l’environnement. Bien qu’intégrant le volet environnemental le terme employé dans la version de l’ISO 26000 négociée en anglais est « social responsibility » mais pour marquer le caractère plus large la traduction française retenue est sociétal, sous entendu social et environnemental. La même difficulté de dialogue entre les tenants du social et de l’environnemental se retrouve sur le développement durable. Beaucoup de participants (les syndicats, ou certains pays comme les Etats Unis) ne souhaitaient pas être « enrôlés » dans le champ du développement durable. Un représentant majeur des syndicats, par exemple, considérait que le thème du développement durable se rattachait de fait à l’environnement, il fallait selon lui identifier le social à part. La rédaction de la définition avait été jusqu’à la version WD4.1 : contribue au développement durable, à la santé et au bien-être de la société. Rajouter « incluant la santé et le bien-être de la société » d’abord dans l’ensemble du texte à chaque occurrence de l’usage du terme développement durable (version CD), puis finalement dans la seule définition (version DIS) revenait à sceller un double accord : les tenants de l’interprétation purement « sociale » de la responsabilité sociétale acceptaient de s’inscrire dans la perspective du développement durable à condition que ceux qui s’emparaient de ce terme (donc les organisations environnementales qui portent souvent le développement durable) reconnaissent l’existence du pilier social.

Mais on peut s’interroger sur les conditions nécessaires pour que ce « contrat » passé entre des rédacteurs qui ont dialogué et négocié 5 ans ensemble se reproduise dans l’usage. Nous faisons l’hypothèse qu’il faut continuer à mettre en présence dans le déploiement les acteurs portant le social et l’environnement pour que l’usage du texte garde la marque de cet accord. Le texte jouera un rôle de médiateur en ne révélant toutes ses potentialités qu’en présence d’un réseau diversifié d’acteurs.

3.2. Le rôle des gouvernements

C’était une question clé notamment du fait que le texte était supposé pouvoir s’appliquer à tout type d’organisation, donc les administrations. Pour certains le concept de responsabilité sociétale scellait la défaite des autorités publiques pour consacrer la prise en main de services publics par les ONG et les entreprises. Que cette même responsabilité sociétale s’applique aux pouvoirs publics relevait alors d’un affaiblissement supplémentaire de l’autorité publique. Le texte précise qu’il ne peut pas s’appliquer au « gouvernement d’un pays lorsqu’il exerce les devoirs de l’Etat ». Il a été plus facile de reconnaître la substance des engagements internationaux et le droit que de reconnaître les processus politiques qui les ont générés ou la façon concrète dont les gouvernements pourraient utiliser la responsabilité sociétale comme levier pour leurs politiques. Les représentants du collège gouvernement venaient d’horizons différents : des organismes de normalisation quand ceux-ci étaient dans la sphère publique, des représentants de collectivités locales qui défendaient leur autonomie devant le pouvoir central, des agents qui entendaient bien que leur quotidien de fonctionnaire soit amélioré par une administration plus engagée dans la responsabilité sociétale… Bien peu ne portaient réellement la position de la place de l’Etat dans le dispositif. C’est finalement le représentant des syndicats qui rédigea le passage relatif à la place de l’Etat.

On assistait ainsi à des interventions illogiques à priori compte tenu du type d’organisation représenté. L’une des causes est que chacun des négociateurs est à la fois le représentant mandaté par une organisation et donc d’un acteur, un représentant national tenu ou non de porter les avis d’un comité miroir et de la délégation nationale, mais aussi un être humain qui a son idée du bien public. Les acteurs peuvent aussi avoir une vision claire du jeu et des responsabilités qu’ils souhaitaient voir jouer par les autres. Chacun joue un rôle de médiateur et non de simple intermédiaire relayant une position fixée à l’avance.

3.3. L’hybridation entre deux visions opposées de la responsabilité sociétale

Deux approches de la responsabilité sociétale s’opposaient : une approche contractualiste plutôt d’origine nord américaine et une vision institutionnaliste plutôt européenne mais assez partagée. L’une est libérale, l’autre d’inspiration plus publique. Si la première considère implicitement que la libre interaction entre des acteurs moraux fait d’une certaine façon le bien public. La seconde considère que seules les institutions publiques légitimes établissent les bases de ce bien public. Toutes deux sont contingentes au contexte géographique, institutionnel et politique. L’esprit de la Common Law et de la jurisprudence s’oppose au droit écrit du système romano-germanique, la première est plus procédurale et la seconde substantive. L’ISO 26000 contribue à créer un dépassement de cette contradiction par une « hybridation » des positions des acteurs (Brodhag, 2010a). Le document français SD 21000 publié en 2003 (AFNOR FDX30 021) avait établi cette hybridation : l’identification des enjeux devant s’appuyer tout à la fois sur les principes de développement durable, les bonnes pratiques sectorielles, les réglementations et standards et les attentes des parties prenantes. L’outil opérationnel décliné de ce document (AFNOR FDX30 023) permet à l’entreprise de considérer en priorité ses enjeux substantifs en soumettant dans un second temps ses choix au regard de ses parties prenantes.

Bien entendu la présence d’organisations internationales dans la négociation a joué un rôle. Certaines organisations ont fixé leurs exigences, comme l’Organisation Internationale du travail qui a signé un protocole d’accord formel avec l’ISO.

Cette hybridation est une des clés de la négociation. On en retrouve la trace dans les sept principes énoncé dans le chapitre 4 ; quatre d’entre eux sont d’origine contractualiste (redevabilité (accountability), transparence, conduite éthique et respect des intérêts des parties prenantes) et trois d’origine institutionnaliste (conformité légale, respect des normes internationales de comportement et respect des droits humains).

Cette hybridation s’appuie elle même sur un concept hybride : les normes internationales de comportement dérivées du « droit coutumier international, de principes généralement acceptés de droit international, ou d’accords intergouvernementaux universellement ou quasi universellement reconnus ». (ISO 26000, 2010, p. §2.1.10). Ces comportements que l’on peut attendre d’une organisation sont issus des textes internationaux et non des seules attentes des parties prenantes.

Ce concept sert de médiateur, de traduction entre les deux logiques : l’obligation légale et l’initiative volontaire. Il sert d’articulation entre une rationalité substantive portée par les normes internationales de comportement et une rationalité procédurale portée par les relations avec les parties prenantes C’est comme on l’a dit, réellement une valeur nouvelle issue de la négociation.

3.4. Substantif et procédural

Cette articulation entre substantif et procédural, qui est au cœur du texte, a conduit tout de même à certaines confusions du fait du processus de négociation. Le texte confond dans le même vocable de « parties prenantes » les acteurs qui sont impactés par l’organisation : personnel, riverains, consommateurs, que nous pourrions appeler parties intéressées du fait des intérêts concrets qu’ils ont vis-à-vis des activités de l’organisation… et les organisations qui les représentent, syndicats, associations locales, associations de consommateurs, avec lesquelles l’organisation est supposée développer des relations et que l’on peut considérer réellement comme des parties prenantes, car elles prennent parti et développent des relations. Les premiers relèvent de la rationalité substantive, niveau d’impact, obligation de performance se situant dans un principe de réalité…, les seconds de la rationalité procédurale : les avis, les consensus, les contrats… passés entre organisations se situant dans les processus et les moyens.

Mais le substantif identifié dans le texte est souvent indirect puisqu’il vise le respect des lois en vigueur et l’accord avec les normes internationales de comportement, en faisant peu référence aux connaissances substantives. On ne retrouve pas, par exemple, le principe de matérialité qui est une notion clé de la Global Reporting Initiative, ce référentiel qui définit un cadre international de rapportage sur le développement durable : « La matérialité représente le seuil à partir duquel une question ou un indicateur acquiert une importance suffisante pour être inclus (dans le rapport). Elle permet aussi d’évaluer la priorité relative des questions et indicateurs. » (GRI, 2006)

On peut avancer deux hypothèses pour expliquer cette absence de référence aux éléments factuels et substantifs. La première est que la rationalité évaluative et les indicateurs devaient rester du domaine de la GRI ; il ne fallait pas que le processus ISO 26000 apparaisse en concurrence avec un outil et une organisation qui avaient une antériorité de près de 10 ans. La seconde raison, plus profonde et plus problématique, est que les faits sont ici portés par des acteurs. Cette confusion est bien illustrée par la terminologie employée : les « consommateurs » sont l’une des six parties prenantes à la négociation, les consommateurs et pas les associations de consommateurs. Les acteurs faibles ou absents ne sont pas considérés en tant que tels mais par l’intermédiaire de porte-paroles « Dans certains cas, des intérêts importants ne pourront pas être représentés directement, comme par exemple, les intérêts des enfants et de la nature. En l’occurrence, il convient que l’organisation prête attention aux opinions de groupes crédibles désireux de protéger ce genre d’intérêts. » (ISO 26000, §5.3.2.)

Evoquer l’écart entre les intérêts et les attentes formulées par les associations et les intérêts des acteurs eux-mêmes, revenait à poser la question de leur représentativité, ce qui ne pouvait pas être mis sur la table. Il y a donc une confusion entre les impacts factuels et les attentes des parties prenantes exprimées par les associations qui les « représentaient ».

3.5. L’approche de précaution

L’absence des données factuelles se retrouve dans la gestion de l’approche de précaution. Dans le débat il n’a pas pu être possible de faire référence à la connaissance scientifique. On assiste au paradoxe suivant : le texte dit que l’on doit agir même si la science n’est pas certaine, mais il ne dit pas que l’on doit agir sur la base de connaissances scientifiques quand elles sont établies. On peut avancer ici comme hypothèse explicative que la communauté scientifique était absente (les représentants du secteur académique présents appartenaient en général au management et peu à l’environnement ou aux sciences sociales). Les ONG considèrent être porteuses des connaissances de terrain, peut-être envisagent-elles l’arrivée de l’expert scientifique comme une concurrence.

Le thème de la précaution est important, c’est le seul qui a conduit la représentante du gouvernement des Etats-Unis à formuler une opposition soutenue lors du débat final. L’Inde avait tenté d’introduire lors de la même séance, la nécessité d’une évidence scientifique pour mettre en œuvre le principe de précaution, ce qui est contradictoire avec ce principe même.

4 – Le déploiement de l’ISO 26000

En considérant notre posture théorique : l’ISO 26000 comme un élément d’un processus d’innovation collective en faveur de la responsabilité sociétale s’appuyant sur une logique de réseau hybride, ce processus ne s’arrête pas avec la parution du texte. Celui-ci est un nouvel élément de poids dans une extension du réseau à de nouveaux acteurs, dans l’enrôlement d’autres organisations. Situés dans une perspective de mise en œuvre opérationnelle ces nouveaux acteurs ne sont pas dans la même rationalité que les rédacteurs de la norme. Ces considérations vont ainsi nous conduire à formuler quelques propositions sur l’architecture des réseaux de déploiement de la norme, des processus de traduction.qui s’avèreront nécessaires pour l’adapter aux différents contextes.

4.1. La mise en œuvre doit mobiliser des rationalités plus proches de l’opérationnel

La mise en œuvre de l’ISO 26000 dépendra des acteurs qui s’en empareront. Ils vont aborder ce document en s’appuyant sur d’autres types de rationalités ; celles qui procèdent sur le terrain sont différentes et donnent une plus grande part aux impacts concrets et substantifs.

Nous reprendrons la distinction dans les organisations du méta-niveau de décision managériale et du niveau opérationnel qui conduit les opérations (Brodhag & Delchet, 2004). Henri Fayol faisait déjà la distinction entre la capacité administrative(on dit aujourd’hui managériale) qui relevait des niveaux de direction et la capacité technique de ceux qui sont plus prêts de l’exécution c’est-à-dire des opérations concrètes (Fayol, 1916, p. 10). Van Gicgh propose un modèle d’organisation qui distingue ces mêmes deux niveaux mais introduit la distinction substantive et procédurale de Simon (Simon, 1955), d’où en découlent 4 types de rationalité. Les rationalités structurelle et évaluative concernent le méta-niveau et les rationalités procédurale et substantive le niveau proche des opérations et de la mise en œuvre concrète (Van Gicgh, 1987). La négociation internationale se concentre sur ce méta-niveau qui permet aussi de s’abstraire des diversités de situation.

Figure : Les quatre types de rationalité dans les organisations

Les indicateurs de développement durable (comme ceux de la GRI) relèvent de la rationalité évaluative. Les référentiels de management, ou de maturité, relèvent de la rationalité structurelle : comment doit-on organiser les décisions. L’ISO 26000 fait référence à des objectifs substantifs ; il ne peut se réduire ni à la vérification d’un système de management ni à une liste d’indicateurs, mais bien à des résultats concrets et des performances dont la pertinence dépend de chaque situation. L’encadré 3 de l’ISO 26000 consacré aux petites et moyennes organisations fait une proposition : « pour des organisations intervenant dans des contextes et secteurs identiques, l’identification des parties prenantes et le dialogue avec elles peuvent être beaucoup plus efficaces si ces processus se déroulent collectivement. » Ce même encadré propose que ces organisations : « se fassent aider par les organismes publics pertinents, les fédérations professionnelles (telles qu’associations sectorielles et organisations parapluie ou paires) et éventuellement, par les organismes de normalisation nationaux pour élaborer des guides pratiques et des programmes relatifs à l’application de la présente Norme internationale ».

Les acteurs à mobiliser pour la mise en œuvre concrète devraient être des parties prenantes plus proches du niveau opérationnel dont la rationalité est plus de nature procédurale et substantive : Quelles activités concrètes ? Quels impacts concrets ? Quelles performances concrètes ? L’ISO 26000 n’est pas certifiable, car la variété des enjeux évoqués par le texte nécessite une adaptation pour identifier les actions pertinentes pour une organisation donnée, dans un contexte donné (géographique, filière…).

L’offre naissante en matière de notation, voire de certification, malgré l’interdiction formulée dans le texte, sur la base de l’ISO 26000 se situe principalement sur le plan des systèmes de management, c’est-à-dire des moyens et non des fins, sur le plan des processus et non des résultats concrets, c’est-à-dire dans la rationalité structurelle.

La crédibilité de l’engagement d’une organisation n’est en effet pas synonyme de certification d’un système de management. Par crédibilité le groupe de réflexion de l’AFNOR sur la crédibilité entend « caractère de ce qui est digne de confiance ; capacité de l’organisation à assurer son aptitude à diminuer ses impacts négatifs et à maximiser ses impacts positifs sur les sept questions centrales ainsi que l’assurance des résultats atteints » (AFNOR, 2010). Ce groupe a identifié plusieurs facteurs de crédibilité : écrire ce que l’on va faire (pertinence de l’engagement), faire ce que l’on a écrit (pertinence de l’action), évaluer (pertinence des résultats), faire savoir (pertinence de la communication).

4.2. Conclusion : bâtir les processus de mise en œuvre

Toutes ces questions se situent dans la rationalité substantive, il convient donc de mobiliser pour le déploiement de l’ISO 26000 de nouvelles connaissances et donc des organisations et des réseaux qui portent les questions. Le travail est loin d’être achevé ; il s’agit encore d’investir et de déployer des compétences nouvelles non présentes dans les comités miroirs nationaux qui ont suivi la négociation. L’enrôlement de nouveaux membres du réseau, doit se faire dans des conditions de transparence et de diversité, dans une logique de… responsabilité sociétale. La captation de cet outil par les consultants certificateurs et notateurs pourrait créer une réalité nouvelle bien en deçà des potentialités de l’ISO 26000, si elle n’est pas contrebalancée par d’autres initiatives.

Il faut donc concevoir l’ISO 26000 non comme un texte fini, mais comme l’élément du déploiement d’une innovation collective et partagée, un processus global qui dépend de la structure et de la composition des réseaux qui vont se déployer.

L’utilisation de l’ISO 26000 dans un contexte particulier (filière, territoire) nécessitera une adaptation, une traduction dans des réseaux hybrides où l’on devrait au minimum retrouver les 6 parties prenantes impliquées dans l’élaboration de l’ISO 26000. Ce processus devrait en outre être interfacé avec d’autres processus, comme les approches internationales par filières et les stratégies nationales de développement durable (Brodhag, 2010b).

Ces réseaux pourraient changer le rôle du texte. Il ne s’agirait plus d’accompagner le comportement d’une seule organisation, mais de l’outil permettant des transactions coopératives entre différent acteurs. En partageant les mêmes approches, ils abaissent les coûts de transaction et construisent la confiance nécessaire pour des partenariats. Cette vision demande de concevoir les processus et développer les systèmes d’information adaptés à la coopération.

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