Quelles limites écologiques pour les territoires

Valeurs Vertes 174 décembre-février 2023, pp26-28

Un difficile équilibre

La question des limites écologiques est la plus complexe à laquelle l’humanité doit faire face. Il s’agit par exemple de limiter la teneur en gaz. à effet de serre de l’atmosphère pour éviter l’augmentation de la température au-delà d’un seuil mettant en cause les équilibres climatiques. Il s’agit aussi de la limite des pressions sur la biosphère permettant de maintenir son intégrité, mais aussi son habitabilité pour les humains et sa capacité à fournir leurs services écologiques.

L’équipe internationale réunie par le chercheur suédois Johan Rockström a identifié neuf « limites planétaires » : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et du cycle du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, I’ utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère et les entités nouvelles (nanoparticules, plastiques, polluants chimiques..) dans la biosphère. Des seuils quantitatifs ont pu être définis pour sept d’entre elles. Ces seuils ont été dépassés pour la plupart ou le seront sous peu. Seule la couche d’ozone a une tendance positive.

La somme des comportements vertueux et des bonnes intentions ne suffit pas.

L’image du donut

Les sciences physiques et naturelles permettent ainsi de définir un plafond » de l’impact acceptable du développement humain. En revanche le niveau de développement permettant d’assurer les besoins essentiels de chaque humain et son épanouissement permettent de définir un plancher. Cette double frontière a été illustrée par l’image du donut ce beignet avec un trou en son centre. C’est entre ces deux frontières, écologique à l’extérieur du donut et sociale à l’intérieur, que le développement doit se situer.

Cette approche illustre exactement le développement durable tel, qu’il a été défini il y a plus de 35 ans par le rapport Brundtland, en considérant que deux concepts sont inhérents à notion de développement durable : « le concept de ‘besoins’, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »

Une prise de responsabilité qui ne peut plus attendre !

Depuis cette époque on n’a cessé d’ignorer cette interprétation du développement durable par différents artifices : nier les limites elles-mêmes, se satisfaire d’intentions sans les traduire en actions, limiter l’action à une simple amélioration incrémentale, faire confiance au marché pour gérer la rareté… Parmi ceux qui ont conscience des limites, certains se complaisent dans une idéologie de décroissance générale du PNB. C’est souvent les mêmes qui dénoncent le PNB comme peu représentatif du développement et du bien-être, et qui se dispensent de considérer pratiquement son contenu et les conditions de découplage de la croissance économique et de la pression sur l’environnement. C’est-à-dire de considérer les changements de l’organisation sociale et de la technologie. L’approche commune de la responsabilité sociétale, comme celle définie par l’ISO 26000, considère la « contribution » des organisations au développement durable. Sans avoir besoin de dénoncer la tromperie de certaines communications environnementales, le greenwashing. la somme de comportements vertueux et des bonnes intentions ne suffit pas. Il ne suffit pas d’aller dans la bonne direction, il faut aussi avoir bonne allure pour arriver à temps. La responsabilité sociétale doit s’inscrire dans ces limites.

Vers un développement durable absolu

Il faut ainsi passer d’un développement durable incrémental à un développement durable absolu qui se donne des objectifs de résultats permettant de rester à l’intérieur des limites. Cette nécessité engage les institutions internationales, nationales comme locales dans une profonde mutation dans trois directions : une gouvernance multiniveau, les décisions fondées sur la science et l’obligation de résultats.

La gouvernance multiniveau

Certaines limites planétaires, comme celles portant sur la biodiversité, les eaux ou les sols, sont en fait l’agrégation de limites locales. L’échelle à laquelle évaluer et gérer ces limites recoupe peu la géographie institutionnelle. En matière climatique, l’échelle est globale. Les engagements des pays souverains limités å leurs territoires ne permettent pas de prendre en compte les émissions importées dans les marchandises, c’est-à-dire l’empreinte carbone. L’eau douce se considère au niveau des bassins, certains étant transfrontaliers. La gestion des sols et la lutte contre leur artificialisation est locale mais sous pression de chaines de valeurs qui dépassent les frontières. En instituant une taxe carbone aux frontières et des limitations de la déforestation importée, l’Europe contribue à une régulation hors de ses frontières en pesant sur les chaines de valeurs. En fait, le changement devrait engager tous les niveaux et toutes les composantes de la société. Pour cela une approche commune doit être adoptée à tous les niveaux : au niveau territorial, au niveau sectoriel commercial ou industriel, au niveau organisationnel comme une entreprise, au niveau du portefeuille financier et des investissements, au niveau des actifs infrastructures ou produits. Chaque niveau considérant ce qu’on appelle aussi le scope 3, c’est-à-dire en prenant en compte tout le cycle de vie, à savoir l’ensemble de l’empreinte écologique. Cette approche, que l’on pourrait qualifier de fractalité institutionnelle, propose d’aborder à tous les niveaux les mêmes processus, règles et mesures, ce qui permet la cohérence et les processus d’évaluation, de coopération et de négociation.

Les décisions fondées sur la science

Les données scientifiques et les recommandations du GIEC établissent l’impérieuse nécessité de la neutralité carbone. Le débat politique porte sur les trajectoires, pour atteindre cette neutralité, les objectifs intermédiaires pour 2030 ou la date du pic d’émission pour les pays qui sont encore en croissance d’émission. Mais une diminution de la moitié des émissions tous les 10 ans est un cap qui pourrait s’appliquer à toutes les échelles. La science doit permettre de considérer chacune des limites écologiques aux échelles pertinentes. Des évaluations environnementales rigoureuses des politiques et des solutions. Une évaluation des fonctions écologiques et de la gestion des services issus des écosystèmes devrait être menée dans chaque territoire pour ne pas dépasser la capacité de charge des écosystèmes. Dans les pays démocratiques les débats d’opinion publique et la consultation des citoyens doivent être bornés par les connaissances scientifiques.

Cela implique des modes de gouvernance nouveaux, une gouvernance éclairée par la science. La Convention Citoyenne pour le Climat en a été une illustration. Cela implique aussi des responsabilités nouvelles pour la science. I.es chercheurs devant résister à l’attirance des plateaux médiatiques qui les conduit à sortir de leurs compétences, c’est-à-dire aller au-delà des connaissances validées dans leur discipline pour passer au registre de leur opinion. Mais la véritable question concerne l’organisation de la communauté scientifique, comme le GIEC a ouvert la voie. Il s’agit de développer une véritable science de la durabilité telle que définie par I’UNESCO. Pluridisciplinaire, elle doit considérer précisément son interface avec la société, pour assurer sa crédibilité, sa pertinence et sa légitimité. L’hégémonie de la science économique doit être contrebalancée par l’écologie, la sociologie ou la science politique.

L’obligation de résultat.

Une fois fixées leurs limites sur des bases scientifiques, les États, les collectivités, et les organisations devraient les décliner à leur échelle. Cela implique de passer d’une vision de la politique jugée sur les moyens et les budgets alloués, à la performance réelle. Une obligation de résultats et non plus seulement de moyens. La réalisation des objectifs doit être mesurée, évaluée, rapportée aux parties prenantes pour permettre l’amélioration continue. Ces objectifs reposent aussi sur des données, des indicateurs et donc des informations et des connaissances. Avec le soutien de la France, la normalisation internationale a ouvert une voie prometteuse. La norme ISO 37101 Développement durable des communautés, qui pour l’instant ne prend pas en compte les limites, propose déjà un système de management et des indicateurs permettant l’amélioration continue vers la durabilité des villes et des communautés.