Le développement durable peut-il devenir le concept d’organisation structurant de nos sociétés ?

Un article ecrit a la demande du groupe de prospective du Senat sur le developpement durable et la prospective

Source : http://www.prospective.org/gps_front/index.php?rubrique_id=12&tpl_id=2&contenu_id=555&id=612&lettre=


En mettant le sort des générations futures au cœur de la réflexion sur le développement, le développement durable nous convie à jeter un regard nouveau sur le futur. Par les modes de pensée et d’action qu’il implique, il conduira à modifier l’organisation de nos sociétés. Dans son introduction à la stratégie nationale de développement durable le Premier ministre évoque un horizon situé à près de cinquante ans : « pour limiter le réchauffement (climatique) à quelques degrés, il nous faut diviser les émissions mondiales de gaz à effet de serre par deux d’ici 2050, ce qui, en tenant compte des différences de développement, implique pour les pays industrialisés une division par quatre ou cinq.» [[CIDD, Stratégie Nationale du Développement Durable, Comité Interministériel du Développement Durable, 3 juin 2004]]
Cette échéance et cette ambition impliquent des politiques résolues et continues, c’est-à-dire qui dépassent les échéances politiques traditionnelles, et nécessitent de bâtir un consensus politique.
Par ailleurs les objectifs du développement durable et les processus qui l’ont mis à l’agenda s’inscrivent dans une perspective de régulation mondiale en termes d’environnement et de développement.

Premier changement introduit par le développement durable : les politiques en général locales et de court terme doivent donc s’inscrire dans ces perspectives de long terme et mondiales.

Reconsidérer la notion de progrès

Le développement durable pose des questions dérangeantes pour la société. Il remet en cause ce que l’on considérait comme le progrès : un processus continu d’accumulation. Que l’on investisse sur le capital financier, individuel par la formation, technologique par la recherche et l’appareil de production, tout semblait tendre de façon univoque vers le « progrès ». Il suffisait de laisser faire les mécanismes de la recherche ou de l’économie pour accoucher naturellement de ce progrès, c’était une affaire de famille qui se gérait entre initiés.

Or les promesses scientifiques et économiques n’ont pas toutes été tenues. Les applications technologiques peuvent être des facteurs de risques, et l’économie mondiale creuse les écarts entre les plus pauvres et les plus riches.

Le politique doit donc poser un regard sur la science ou sur le fonctionnement de l’économie, car il n’est plus seulement l’élu mais aussi le citoyen. Le profane va demander par exemple des comptes au scientifique et au politique au nom du principe de précaution, c’est-à-dire sur des questions pour lesquelles le scientifique ne peut établir avec certitude l’ampleur des risques.

Les limites des ressources et de la planète et sa capacité d’absorption des polluants (notamment des gaz à effet de serre) interrogent la notion même de progrès. Nous prenons conscience aujourd’hui que les générations qui nous suivent n’auront pas nécessairement de meilleures conditions de vie que la nôtre, et que nous sommes comptables de leur sort. Simultanément les pays du Nord prennent conscience que leur développement se nourrit de certaines inégalités mondiales, et que leur niveau de consommation n’est pas généralisable à l’ensemble des peuples de la planète.

Second changement : le progrès ne va pas de soi, il doit être reconsidéré sous l’œil de l’expertise, de l’évaluation et du débat public.

En quoi le développement durable change notre façon d’agir

Il est de coutume de dire que le développement durable repose sur les trois piliers environnemental, social et économique, qui doivent être approchés de façon intégrée. Que certains souhaitent rajouter le pilier social, ou celui de la gouvernance, ne change pas la question : le développement durable impose de décloisonner les approches, et d’aborder les problèmes de façon plus systémique. Par ailleurs il est admis que les informations et les connaissances sur lesquelles fonder la décision sont imparfaites. Pour y parer il est recommandé d’adopter des approches d’amélioration continue. Dans ce contexte, nul ne peut donc se prévaloir de la légitimité de la connaissance pour affirmer un pouvoir sans partage, car les connaissances sont nécessairement partielles, et les moyens d’action des organisations spécialisées limités à un domaine strictement cadré par les compétences des autres organisations. Rationalité limitée et capacité d’action limitée, tout exercice du pouvoir doit être modeste, dialoguer et rendre compte. L’obligation redditionnelle et l’évaluation des politiques sont intimement liées à cette vision du développement durable.
C’est dans ce contexte que nous avons été conduit à définir la gouvernance : « Dans le contexte du développement durable on peut considérer que la gouvernance est un processus de décision collectif n’imposant pas systématiquement une situation d’autorité. En effet dans un système complexe et incertain, pour lequel les différents enjeux sont liés, aucun des acteurs ne dispose de toute l’information ni de toute l’autorité pour mener à bien une stratégie d’ensemble inscrite dans le long terme. Cette stratégie ne peut donc émerger que d’une coopération entre les institutions et les différentes parties intéressées, dans laquelle chacune exerce pleinement ses responsabilités et ses compétences.» [[Christian Brodhag, La recherche d’une autre mondialisation, suppose une nouvelle manière de gouverner, in Les nouveaux utopistes du développement durable, ouvrage collectif sous la direction de Anne-Marie Ducroux, collection Mutation, éditions Autrement Août 2002.]]
Ce concept de gouvernance est souvent mal compris, il ne s’agit pas d’affaiblir le pouvoir politique mais de renforcer sa légitimité en renforçant sa capacité de pouvoir faire [[Il faut mettre en place des mécanismes concrets de transaction entre les différents acteurs sur des enjeux qui ne sont pas strictement économique, une méthode a été proposée en application des lignes directrices de développement durable (SD 21000) élaborées au sein de l’AFNOR.]] .

Troisième changement : la décision doit être partagée pour mettre en œuvre des stratégies intégrées.

Pour une prospective pluraliste

De nombreuses administrations et entreprises mènent des réflexions de prospective pour leur propre compte en abordant les problèmes de façon sectorielle. En se limitant à extrapoler les tendances antérieures, elles s’avèrent incapables d’anticiper sur les ruptures ou les interactions entre domaines, elles ne peuvent identifier les signaux faibles. Dès 1959 Gaston Berger écrivait « La manière dont nos problèmes s’engendrent les uns les autres nous invite à penser aux influences que nos entreprises exercent les unes sur les autres. C’est passer de la prévision linéaire au plan organique. Une telle réflexion nous engage aussi à rechercher les conséquences lointaines de nos actes. Il n’est plus possible de prévoir sans considérer l’horizon temporel à l’intérieur duquel s’organisent les moyens mis en œuvre. [[Gaston Berger, Prospective, Cahier n°4, novembre 1959, cité dans Etapes de la Prospective, PUF, Paris, 1967, p. 88.]] »
Le fait que près d’un demi-siècle après on n’ait pas progressé dans ces approches organiques, ou systémique, doit nous interpeller. Deux raisons peuvent être avancées, la première est endogène aux organisations et aux relations qu’elles entretiennent avec le monde extérieur, l’autre exogène et tient à l’idéologie du progrès.

Les organisations ne sont pas portées à partager leur discours sur le long terme, qui est souvent le cœur de leur stratégie. De plus, historiquement, le partage se faisait en France entre le séculier incarné par le monde de l’entreprise et celui des politiques – lesquelles raisonnent à court terme- et le régulier, incarné par l’Etat et quelques entreprises publiques (secteurs de l’énergie) qui lui construisaient le long terme. L’allusion à l’Eglise n’est pas innocente, le discours de l’intérêt public, et du progrès, y jouait un rôle qui tenait de la croyance, et de la légitimité de l’appareil d’Etat et non celui d’un débat ou d’une évaluation, c’est-à-dire du dogme aux mains d’un clergé.

Le long terme et le progrès doivent faire l’objet d’un large débat permettant de construire les visions partagées qui donneront du sens à l’action [[J’avais développé la notion de laïcité pour caractériser cet espace de construction commune, dans les Quatre vérités de la planète, éditions du Félin, 1994.]] .

Changer la vision : l’analyse rétrospective ou backcasting

Pour changer la vision il faut inverser la posture. L’analyse rétrospective est la posture inverse de l’analyse prospective. Les prévisionnistes déterminent où nous sommes et essaient d’en déduire vers où nous allons. La rétrospective part de l’objectif vers lequel nous souhaitons aller pour imaginer les voies qui permettent d’y mener. Cette méthode se combine bien entendu, avec des scénarios qui permettent d’envisager la cohérence des différentes solutions, ou avec des analyse de risques. Cette approche a été notamment utilisée par la Banque mondiale pour faire des analyses de risques des pays en partant d’hypothèses pessimistes en matières de changements climatiques.

En matière de développement durable on considère qu’il faudrait découpler croissance économique et consommation des ressources. C’est-à-dire consommer beaucoup moins de ressources pour le même service apporté. Des objectifs ambitieux de diminution des flux de matière et d’énergie ont été avancés : un facteur 10 à long terme et 4 à court terme permettant de doubler les services apportés en diminuant de moitié les émissions de gaz à effet de serre (ce qu’on appelle facteur 10 et facteur 4). Les Nations-Unies ont repris cette proposition en proposant de « se pencher sur les études qui proposent une utilisation plus rationnelle des ressources et envisager notamment de multiplier par 10 la productivité des ressources à long terme et de quadrupler la productivité des ressources dans les 20 ou 30 prochaines années dans les pays industrialisés. [[Rapport du Comité ad hoc plénier de la dix-neuvième session extraordinaire, Assemblée générale, 27 juin 1997, Point 8 de l’ordre du jour : 28.f. Examen et évaluation d’ensemble de la mise en œuvre d’Action 21, Modification des modes de consommation et de production.]] ». Cet objectif est cohérent avec la stabilisation des concentrations en gaz à effet de serre de l’atmosphère qui nécessiterait une diminution de plus de 50% des émissions de CO2 [[d’après l’IPCC, www.grida.no/climate]] et avec la stratégie affichée en France.

Le taux d’actualisation n’est pas la seule boussole

Mais les intérêts entre les générations actuelles et futures sont contradictoires. Les acteurs privés et les citoyens ne sont pas seulement myopes sur leur propre futur, ils se comportent comme de véritables passagers clandestins vis-à-vis de l’épargne vue comme un bien public que personne ne veut assumer. On peut imaginer qu’une vision plus claire du futur les responsabilise, et que la diffusion d’une éthique vis-à-vis des générations futures change leur comportement. Mais cela ne suffira vraisemblablement pas, une intervention de l’Etat se justifie toujours pour protéger les intérêts des générations futures. « L’argument d’altruisme intergénérationnel revient, à conférer à l’Etat un rôle tutélaire vis-à-vis de la génération actuelle, non pour la myopie face à son propre futur, mais parce qu’elle est jugée se comporter « égoïstement » en n’épargnant pas assez pour satisfaire les besoins des générations futures non représentées. » [[Commission Française du Développement Durable – Rapport 1997.]]

Parmi les outils à la disposition de l’Etat on trouve le taux d’actualisation. Le Commissariat au Plan vient de s’atteler à la traditionnelle tâche de la fixation du taux d’actualisation. Or le taux d’actualisation qui est supposé intégrer le futur dans les choix publics ne rend pas compte correctement de tous les futurs. Il s’appuie implicitement sur un processus de progrès homothétique, qui progresse sur toutes les dimensions. Les calculs macro-économiques supposent une parfaite substitution des capitaux environnementaux et techniques et ignorent les irréversibilités. Les modèles fonctionnent sur l’extrapolation du passé sans intégrer les effets de seuils et de ruptures caractéristiques des systèmes complexes qui prévalent dans les domaines du social et du vivant.

Pour les substances détruisant la couche d’ozone, l’effet d’accumulation renchérit les microgrammes futurs par rapport aux microgrammes émis aujourd’hui. Le coût d’accès aux ressources pétrolières demain sera croissant et le coût de la tonne de carbone équivalent émis sera lui aussi croissant. Il est donc nécessaire de peser dans les choix actuels le coût du fonctionnement énergétique. S’endetter aujourd’hui en concédant un surcoût pour moins consommer demain ce n’est pas une dette qui pèse sur les générations futures mais un investissement dont celles-ci tireront des dividendes.

Il est vain de faire porter à un taux d’actualisation unique l’ensemble du débat avec le futur, comme il est vain de penser utiliser l’internalisation pour gérer les « externalités » sociales et écologiques. Cette question avait fait l’objet d’une réflexion : « un taux d’actualisation élevé, fait que les éventuels coûts qui pourraient être induits par un projet dans un futur lointain sont faibles. Même avec un taux d’actualisation faible de l’ordre de 3 %, 1 Franc de coût dans un siècle ne représente que 5 centimes aujourd’hui. Aussi, l’exigence d’efficacité est très loin d’être satisfaite pour l’usage du patrimoine naturel : par exemple, la destruction de la forêt tropicale rapporte bien peu mais induit de lourds dommages à venir. Markandya et Pearce (1988) ont ainsi proposé des taux d’actualisation très faible voir nul, (notamment dans le cadre des économies d’énergie et du réchauffement planétaire). Cependant, un taux d’actualisation faible, rend rentables de nombreux projets, notamment polluants. Aussi, il n’y a pas de lien à attendre entre faible taux d’actualisation et protection de l’environnement. De toute façon, on ne comprend pas très bien pourquoi on diminuerait le taux d’actualisation pour l’ensemble de l’économie du fait de problèmes rencontrés dans quelques secteurs. (…) Claude Henry (1990) a développé ces idées. Il montre que la combinaison des critères économiques et d’un impératif éthique qu’il appelle le « principe de copropriété » implique un taux d’actualisation très faible. Le principe de copropriété énonce que deux générations successives ont un droit égal à l’existence du milieu naturel ; la première arrivée sur terre ne peut exploiter irréversiblement des ressources naturelles qu’à condition d’assurer aux générations suivantes une compensation spécifique suffisante. » [[Commission Française du Développement Durable – Rapport 1997.]]

Comment intégrer des visions complémentaires à l’actualisation pour éclairer les choix ? Nous proposons ici deux méthodes, sans les argumenter faute de place. Elles doivent être simples de façon à asseoir leur légitimité, faciliter la compréhension et abaisser les coûts de transaction.
– La première pourrait être de fixer un prix prévisionnel de l’énergie à moyen et long terme. En l’appuyant sur les scénarios technologiques et géopolitiques en matière d’offre et de demande d’énergie, sur des engagements en matière de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Sans revenir à une TIPP flottante, une telle approche pourrait fonder une fiscalité croissante et régulière de l’énergie. Elle faciliterait les calculs au coût complet le long du cycle de vie des installations (notamment du bâtiment).
– La seconde pourrait s’appuyer sur un indicateur composite comme l’empreinte écologique qui permettrait de fixer des trajectoires de réduction de cette empreinte réglant aussi le rythme d’innovation pour les acteurs et leur facilitant l’identification des gisements d’innovation.

Conclusion

Une réflexion prospective pluraliste peut être un outil au service de l’action quotidienne. Les responsables politiques devraient en être les animateurs, ils peuvent en effet y trouver une cohérence et une légitimité en appuyant leurs choix immédiats sur une vision cohérente et partagée sur le long terme. Laissons la conclusion à Gaston Berger par des propos qui s’appliquent bien à l’esprit du développement durable : [[« Une des requêtes de la prospective est celle de la confrontation constante qu’il faut opérer entre les fins de l’activité humaine, la fécondité des moyens disponibles et la réalité des situations qui existent en fait. La méthode préconisée consiste à rapprocher des hommes qui n’aient pas seulement le goût pour la médiation philosophique ou morale, mais qui aient aussi une connaissance concrète des hommes et l’expérience du commandement et des responsabilités. Ce n’est pas une synthèse de connaissances et de documentations diverses qu’on veut opérer, mais une synthèse des expériences vécues. L’idéalisme des fins, quand il prétend s’isoler, est aussi ruineux que le réalisme des moyens ».]]