Entretien dans Grand angle, le Bulletin de la Conférence des Grandes Ecoles

Christian Brodhag, directeur de recherche à l’EM Saint-Étienne, délégué au développement durable
Ingénieur civil des mines et docteur ès sciences, il a été délégué interministériel au développement durable du gouvernement français (2004-2008). Il est membre du groupe de travail commun CGE/CPU sur le label Développement durable pour les établissements d’enseignement supérieur.

Il a présidé la commission de normalisation AFNOR sur la responsabilité sociétale et le développement durable de 2001 à 2004 et a représenté le gouvernement français dans la négociation ISO 26000 de 2005 à 2009, dans laquelle il présidait le réseau francophone de l’ISO 26000. Il préside l’Institut français de la performance énergétique du bâtiment (IFPEB), et le Pôle national écoconception qui accompagne les PME dans leur démarche d’écoconception.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un Dictionnaire du développement durable (Éditions de l’AFNOR pour la France, Éditions Multimonde pour le Québec, 2004).


CGE : Vous êtes particulièrement engagé dans les problématiques du développement durable depuis le début de votre carrière. Vous avez notamment créé « Médiaterre », le premier site d’information mondial sur le développement durable. Sommes-nous aujourd’hui suffisamment informés pour comprendre, nous approprier et traiter ces enjeux ? Nos décideurs y sont-ils suffisamment sensibilisés ?

C.B. : Les deux sites www.agora21.org et www.mediaterre.org ont été créés (respectivement en 1998 et 2002) à l’initiative de l’Ecole des mines de Saint-Etienne dans le cadre de la francophonie. L’objectif était de permettre l’accès à la littérature et aux activités liées au développement durable en langue française, alors que seule la langue anglaise était présente sur la toile. La diversité linguistique, comme la diversité culturelle, doit contribuer à une meilleure appropriation par tous des enjeux du développement durable. La nouvelle version d’Agora 21 vise à utiliser la dynamique des réseaux sociaux pour construire de véritables réseaux d’innovation incluant les décideurs de tous les niveaux. Une version européenne multilingue est en cours de déploiement au niveau européen sur le thème de la construction durable : www.construction21.eu.

Le défaut de compréhension des décideurs est malheureusement criant. Le problème est complexe. Il y a d’abord le manque de conscience de l’ampleur et de la gravité des problèmes environnementaux, ou bien ils sont occultés car ils apparaissent comme une question politique ou idéologique ou de l’ordre de la sphère des convictions personnelles. Si la conscience existe, ce qui manque alors c’est la traduction de ces problématiques dans la décision. Le manque de passage à l’acte est aussi dû à la complexité du concept de développement durable et au fait qu’il bouleverse les organisations et le processus de décision. Il donne une place au long terme, à des relations complexes avec des parties prenantes dans des postures coopératives, à des approches systémiques et intégrées. Tout cela remet en cause les savoirs spécialisés et les organisations segmentées.

CGE : La recherche, la connaissance scientifique et les perspectives du développement durable sont parfois mal comprises par l’opinion publique. Le plus souvent par manque d’information, de transparence, ou par peur des influences industrielles que peuvent camoufler les intérêts de certaines parties prenantes. Comment favoriser le climat de confiance nécessaire au progrès et à l’assimilation par tous de ces nouvelles données capitales pour notre avenir ?

C.B. : Je pense qu’il y a vraiment deux problèmes distincts : celui, politique, des intérêts contradictoires et celui, cognitif, des connaissances. Il est évident que le changement profond, qui est nécessaire, notamment la mutation écologique des pays industrialisés, implique une destruction créatrice, pour reprendre l’expression de Schumpeter. Des activités devront disparaître et d’autres naître, mais toutes les composantes de l’économie devront changer. Les rapports de forces sont inégaux et les activités anciennes condamnées utilisent leurs rentes de situation pour retarder l’inéluctable, notamment sur le plan de l’information. Les activités nouvelles sont fragiles. Les pays émergents qui ont moins d’activités à détruire semblent se mobiliser plus facilement sur l’économie et les technologies vertes : la Corée du Sud, par exemple, où 80 % du plan de relance a été mis sur l’économie verte ou la Chine, qui a massivement investi sur le photovoltaïque.

Il faut donc sortir les questions de l’information et des connaissances de leur instrumentalisation par les intérêts. Cela relève d’une certaine éthique des parties prenantes, d’une « redevabilité » (accountability) et de la transparence de tous ceux qui produisent et diffusent des connaissances : communauté scientifique, institutions académiques, enseignants, médias… C’est-à-dire de la façon dont ils exercent leur responsabilité sociétale.

CGE : Quel est l’état des lieux du développement durable en France comparativement à nos voisins européens ou à d’autres continents ?

C.B. : Il faut distinguer les performances environnementales, économiques et sociales et la maîtrise des processus politiques. Au vu de certains indicateurs, la France n’a pas à rougir vis-à-vis d’autres pays, européens notamment. Mais il reste des retards : la mutation de la pêche, de l’agriculture par exemple ou les énergies renouvelables.

Le Grenelle de l’environnement qui a fait progresser objectivement la France sur certaines questions a fait régresser les approches intégrées du développement durable au profit du seul environnement et de la contrainte réglementaire. De plus, conçu comme un processus franco-français, il a fait perdre le contact avec les expériences étrangères et avec les réseaux internationaux qui structurent les évolutions des secteurs de l’économie verte. Aujourd’hui le débat préparatoire à la conférence de Rio sur l’économie verte qui agite la plupart des pays est absent de la campagne électorale.

CGE : Quels sont les principaux vecteurs ou moyens qui rendront notre civilisation durable ? Sommes-nous assez mûrs pour trouver les solutions pour combler notre déficit vis-à-vis de la nature et plus généralement de notre planète ?

C.B. : Il faut en faire une priorité absolue à tous les niveaux. Ce n’est pas une seule question globale qui relèverait uniquement des institutions internationales, même si le sommet Rio + 20 sera déterminant, ou une question individuelle, qui débouche rapidement sur des injonctions qui peuvent apparaître comme dérisoires, comme « fermer le robinet en se lavant les dents ». En fait il est nécessaire de décliner le développement durable à chaque niveau, dans chaque organisation publique ou privée, en s’attaquant aux questions les plus pertinentes et les plus importantes. L’outil le plus adapté pour cela est l’ISO 26000 : des lignes directrices pour la responsabilité sociétale des organisations conçue comme la contribution des organisations au développement durable. La responsabilité individuelle vis-à-vis du développement durable serait alors pour chacun de mobiliser son influence comme citoyen, consommateur ou employé pour fait évoluer les acteurs publics, les producteurs ou les entreprises.

Bien entendu les décideurs ont une plus grande responsabilité dans ce changement. C’est le rôle de l’enseignement supérieur que de permettre à ceux qu’il forme d’assumer ces responsabilités et à piloter ce changement.

Le référentiel Développement durable élaboré conjointement par la CGE (Conférence des grandes écoles) et la CPU (Conférence des présidents d’université) est un bon outil pour appuyer cette mutation. Il est envisagé dans ce cadre, et en accord avec la loi Grenelle, de créer un label Développement durable pour les établissements d’enseignement supérieur, de façon à valoriser leur engagement. Ce travail est conçu dans une perspective internationale.

Propos recueillis par Pierre Duval
CGE – Chargé de mission Communication.

L’article sur le site de la CGE