L’antispécisme contre écologie (VV153)

Christian Brodhag « Durabiliste »[1]

La controverse spécistes et antispécistes occupe le débat public avec une dynamique étonnante, au point de supplanter celui de l’écologie. Au-delà de la fascination des médias pour les débats extrêmes, cette dynamique tient au fait que l’antispécisme accorde la primauté à l’individu. La souffrance animale est assimilée à la souffrance individuelle, et s’aligne bien avec les valeurs individualistes de la société. Bien que prônant le respect du vivant elle s’oppose à l’écologie. Il convient de rappeler quelques éléments du débat pour comprendre ce paradoxe.

La relation humains/animaux fait l’objet d’un débat depuis l’antiquité. Comme le note Bénédicte Boudou[2], Platon, Aristote, Origène, Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin, considéraient l’homme comme un être supérieur à tous les autres. Dans le camp d’en face,  Pythagore, Plutarque, Pline l’ancien ou François d’Assise s’inscrivaient dans la perspective d’une continuité entre l’homme et les animaux, en leur reconnaissant de nombreuses vertus qui invitaient à traiter ceux-ci avec justice et respect. Montaigne, fin connaisseur des débats de l’antiquité, considérait par exemple que : « nous devons la justice aux hommes, et la douceur et la bienveillance aux autres créatures [qui ont vie et sensibilité]. Il y a quelques relations sociales entre elles et nous, et quelques obligations mutuelles. »[3]

Depuis le XVIème siècle la science a apporté des contributions nouvelles à ce débat, reléguant dans l’obscurantisme  Descartes et ces animaux-machines.

C’est d’une part l’écologie, la science des écosystèmes et de la biosphère, qui démontre la multiplicité des liens tissés entre  l’ensemble des êtres vivants,  incluant les êtres humains. Lien de coopération et de compétition, liens de prédation…

C’est d’autre part les considérations sur la sensibilité animale élargie par la notion de sentience. Ce terme hérité de l’anglais, reprend sous un seul mot les deux notions de sensibilité et de conscience animale.

Cette extension a été proposée par Broom en 2007[4] : qui observait que certaines espèces de poissons, de céphalopodes et de crustacés décapodes ont des capacités perceptives, des systèmes douloureux et surrénaliens importants, des réponses émotionnelles, une mémoire à long et à court terme, une cognition complexe, faisant preuve de différences individuelles, leur permettant d’utiliser la tromperie, des outils et l’apprentissage social…

Ces qualités, qui sont présentes à fortiori chez les mammifères, impliquent de les traiter avec « douceur et bienveillance ».

La souffrance animale, notamment dans les abattoirs et l’élevage, comme ceux dénoncé par l’association L214, est rejetée de façon croissante par l’opinion publique. C’est cette évolution qui a conduit sans doute le législateur à apporter sa contribution sur le statut de l’animal.

Le 28 janvier 2015, l’Assemblée nationale a voté le projet de loi relatif à la modernisation du droit. L’animal est désormais reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le Code civil (nouvel article 515-14) alors que jusque-là il était considéré comme un bien meuble (ancien article 528). Il ne s’agit en fait d’une mise en cohérence avec la loi sur la protection de la nature du 10 juillet 1976 qui stipulait déjà « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ».

Il s’agissait aussi d’intégrer les dispositions du traité européen de Lisbonne du 13 décembre 2007.

Cette disposition législative française a suscité une polémique, trop pour les uns ou trop peu pour les autres.

Si ce principe est un progrès, les mesures concrètes demandées par les associations n’ont pas été inscrites dans la loi : Interdiction de l’élevage en cage des poules pondeuses, castration à vif des porcelets, broyage des poussins, contrôle vidéo dans les abattoirs… Ces associations se situent dans une logique réformiste avec des revendications ciblées.

La doctrine antispéciste est d’une autre ambition, elle considère qu’il faut traiter les autres êtres vivant à égalité avec l’homme. L’hégémonie humaine est pour eux le signe d’une arrogance inacceptable. Elle justifie le véganisme, un mode de vie et de consommation qui élimine toute forme d’exploitation animale, qu’elle passe ou non par la mort de ces derniers. Elle conduit aussi certains militants à des actes extrêmes qui peuvent même mettre en péril des humains. Une militante s’est réjouie de la mort d’un boucher lors de l’attentat contre le super marché U de Trèbe. Elle a été  condamnée pour apologie de la violence.

Quand le naturaliste Yves Paccalet déclare dans un pamphlet « L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! »[5]  il exprime plus la frustration d’un militant devant le mépris collectif et l’ignorance qu’une réelle réjouissance.

Mais la reconnaissance de la sentience, n’implique pas l’égalité intégrale. Sur le plan général il faut être en mesure de hiérarchiser le degré de sentience de l’espèce concernée. Il y a de grandes différences entre les primates, les autres mammifères, les céphalopodes de Broom  et les insectes.

La logique individualiste de l’antispécisme

Mais malgré son nom, la doctrine antispéciste concerne les individus et non les espèces. En cela elle s’oppose à l’écologie. C’est une logique individualiste, qui, certes, ne met pas l’humain au-dessus de l’animal, mais ne prend pas en compte l’ensemble de la biosphère. Or la mort et la douleur sont observés à tous les étages du vivant. La vie se nourrit de mort.

Le couple proie prédateur dans lequel le prédateur impose des souffrances à la proie, est plus équilibré quand on considère les espèces. Le destin de l’espèce prédatrice dépend de celui de la proie. L’espèce prédatrice décline après la population de sa proie après avoir souffert de la faim. Elle participe à la sélection naturelle, donc à la vigueur des populations des proies en éliminant les êtres malades. La dynamique de ce couple, décrite par des équations très mathématiques (Lotka-Volterra), est au cœur des chaines trophiques et du fonctionnement intime des écosystèmes. Je citais dans mon éditorial précédent que l’extermination des prédateurs, renards et fouines, favorise la diffusion de la maladie de Lyme par les tiques.

Entre l’échelle individuelle et collective les logiques sont différentes, et les raisonnements contradictoires. On peut considérer trois niveaux :

La planète dans son ensemble et le changement d’ère géologique imposé par l’humanité à l’ensemble du vivant : l’anthropocène qui est caractérisé par les changements climatiques et une extinction biologique massive.  Changements d’une ampleur susceptible d’éliminer l’espèce humaine.

Les écosystèmes où se tissent les relations entre espèces et qui dispensent aux populations humaines de nombreux services écologiques et contribuent à leur qualité de vie.

Le niveau individuel enfin celui de la condition animale et de la souffrance immédiate.

Sur certains points il y a synergie entre les pratiques véganes et la protection des écosystèmes. L’étude de Anastasia Wolff[6] sur l’impact de l’alimentation sur la biodiversité en lien avec les limites écologiques a montré le poids déterminant de la filière bovine viande et lait/fromage. Outre la priorité globale à un régime alimentaire moins carnée, la substitution de la viande rouge par de la volaille serait un moindre mal.

Mais, en cas de contradiction où doit-on situer l’arbitrage ? La responsabilité collective sur la survie des écosystèmes dont dépend l’espèce humaine n’est-elle pas plus importante que la responsabilité vis-à-vis de l’animal individuel.

L’homme à une supériorité sur toutes les espèces celle de la conscience qui lui donne surtout une grande responsabilité. L’antispécisme avec ses extrêmes est un bon alibi pour ne pas assumer ses responsabilités.

[1] Quittant l’Ecole des Mines pour prendre une retraite (toute relative) je signe comme ‘durabiliste’ au même titre que certains se qualifient d’économiste, les sciences de la durabilité commençant à revendiquer leur existence je me permet d’utiliser ce néologisme.

[2] Bénédicte Boudou, Montaigne et les animaux, Léo Scheer Ed., collection « Anima », 2016

[3] Montaigne, Les essais, livre 2, chapitre XI, ed. Quarto Gallimard 2009 p.530.

[4] Broom D.M., Cognitive ability and sentience: which aquatic animals should be protected? In Diseases of Aquatic Organisms. 2007 May 4;75(2):99-108.

[5] Yves Paccalet, L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! Ed. J’ai Lu, 2007.

[6] A Wolff, N Gondran, C Brodhag, Detecting unsustainable pressures exerted on biodiversity by a company. Application to the food portfolio of a retailer, Journal of Cleaner Production 166, 784-797

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