Historique du débat sur les rentes et la taxe carbone aux frontières

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La tribune que je signe aujourd’hui dans le journal Le Monde  « Aidons les perdants de la transition énergétique » (copie sur ce site) développe des thèses sur lesquelles j’ai engagé la réflexion depuis près de 30 ans. L’article se suffit sur la question de l’accompagnement des perdants de la destruction créatrice, thème sur lequel le Monde a titré, mais les outils proposés nécessitent une remise en contexte.

Dans un souci de redevabilité (accountability), je souhaite rendre compte de l’origine et des bases de scientifiques et politiques de cette proposition.

Au cours du temps, par rapport aux documents et articles personnels auxquels je donne accès, j’ai seulement changé d’avis sur trois points :

  • Le double dividende c’est-à-dire l’idée affecter les taxes environnementales au social, implicitement en passant par le budget de l’Etat, alors que je pense aujourd’hui qu’il faut l’affecter à la transition en prenant en compte les dimensions sociales et économiques de cette transition.
  • Deuxième élément c’est d’aborder les reconversions et la gestion de la destruction créatrice en plus de l’adaptation et de l’atténuation. Cet élément est devenu crucial depuis que l’urgence est devenue incommensurablement plus forte qu’il y a 20 ans à Kyoto.
  • Troisième point, j’étais encore imprégné de la finitude des ressources fossiles, et je n’avais pas intégré que la finitude de l’atmosphère surviendrait auparavant. C’est Dominique Dron qui m’a alerté sur ce point vers 2006, en infirmant la thèse d’Yves Cochet développée dans son ouvrage « Pétrole apocalypse » paru en septembre 2005 celle du pétrole rare et cher, qui reste malheureusement la référence encore aujourd’hui pour de nombreux écologistes. Voir un article récent dans Valeurs Vertes le 28 octobre 2016 : Des énergies fossiles trop abondantes

Les rentes Carbodollars/Pétrodollars

Il y a près de 30 ans j’ai prôné d’aborder en même temps la question des rentes pétrolières (pétrodollars) et ce que j’ai qualifié par la suite les carbodollars. Lors de la guerre du golfe de 1990, alors porte-parole des Verts j’avais réuni des experts climat (Yves Martin) et ceux de l’économie pétrolière (Nicolas Sarkis, que je cite de mémoire). Mettre en présence ces deux mondes ne s’était jamais produit auparavant, et sans doute peu par la suite.

La conférence que j’ai prononcé en 2001 à l’Institut Français du Pétrole me semble assez pédagogique pour aborder ces questions elle explique notamment les concepts de rente, même si les chiffres méritent d’être réactualisés : Pétrole, raffinage, opinion publique et développement durable 6 février 2001.

Deux articles parus dans le Monde sont venus jalonner ma réflexion :

Le premier article avant la conférence de Kyoto (COP 3) où je dénonçais l’impréparation française. La France, et Europe, allaient la fleur au fusil sur la ligne des politiques et mesures, c’est-à-dire la réglementation et la fiscalité, alors que les Etats-Unis avaient gagné idéologiquement pour imposer les mécanismes du marché. L’impréparation de la délégation française à la connaissance de ces mécanismes avait conduit Jean-Charles Hourcade à faire un cours d’économie en direct à Kyoto. Les USA ont réussi le tour de force politique de faire grimper l’Europe à l’échelle (le mécanisme de marché) en en faisant la condition de leur participation à l’accord, et de retirer ensuite l’échelle, et ne pas ratifier le protocole de Kyoto. Kyoto et le retard français 5 novembre 1997. Vu son engagement par la suite, je ne pense pas que le Vice-Président Al Gore qui représentait les Etats Unis à Kyoto, menait double jeu. Il me paraissait motivé. J’avais eu le privilège d’échanger brièvement avec lui sur ce sujet lors du Sommet de des Amériques sur le développement durable qui s’est tenu les 7-8 décembre 1996 à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie) où Corinne Lepage m’avait envoyé représenter la France (j’étais président de la Commission Française du Développement Durable).

A l’occasion du processus préparatoire de la COP 6 de La Haye (à Lyon et Saint-Etienne) je développe la question cruciale et toujours d’actualité du prix de l’essence : Effet de serre et prix à la pompe Le Monde 9 septembre 2000

La taxe aux frontières

La taxe aux frontières (Taxe d’ajustement aux frontières ou Mécanisme d’inclusion carbone (MIC)), a été introduite dans la Stratégie de Développement durable en 2016. Cette proposition avait été adoptée à Matignon en l’absence, de la Mission Interministérielle au Climat et ne faisait pas partie de la feuille de route française de la COP 12 Climat à Nairobi (6 au 17 novembre) (Kenya). Elle a été adoptée et publiée lors comité interministériel du développement durable 13 novembre 2006. Alors qu’au même moment se tenait la COP12. Un article d’Hervé Kempf dans le Monde l’a popularisé, suscitant une réaction virulente du Premier ministre canadien Stephen Harper, climato-sceptique militant contre le protocole de Kyoto. La France a porté cette proposition sans succès au niveau européen notamment au cours des débats sur le paquet énergie-climat, en 2008, Par la suite, Nicolas Sarkozy a repris la proposition lors du Grenelle, et avec Silvio Berlusconi il a saisi, toujours sans succès, en avril 2010, le président de la Commission européenne pour inclure un mécanisme de taxe carbone aux frontières de l’Europe. En 2012 un rapport publié conjointement par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a confirmé la compatibilité d’une taxe aux frontières avec les règles de l’OMC, à condition qu’elle respecte certains critères, comme le respect de la non-discrimination entre les pays étrangers.

Suite au refus de Donald Trump de ratifier l’accord de Paris, Nicolas Sarkozy a proposé en novembre 2016 une taxe européenne sur les importations américaines de 1 à 3%. Dans son discours à la Sorbonne le Président Macron a aussi proposé en septembre 2017 de fixer aux frontières européennes une taxe sur le carbone de 20 à 30 euros la tonne qui pèserait sur les importations issues d’industries polluantes, afin « d’assurer l’équité entre les producteurs européens et leurs concurrents ».

Différentes modalités peuvent être envisagées, on trouvera différents argumentaires de 2006 et 2008 dans les articles suivants : le processus Création d’une Taxe Extérieure Carbone (TEC) européenne 28 novembre 2006, et deux autres articles complètent : Note taxe extérieure carbone 22 novembre 2006, Taxe carbone aux frontières 18 août 2008.

Dans un rapport conjoint OMC-PNUE considèrent la compatibilité possible d’une telle mesure avec les règles de l’OMC mais ne considère pas opportun d’aller dans ce sens. Selon ce rapport l’application de mesures à la frontière soulève deux difficultés : « comment justifier clairement lesdites mesures (c’est-à-dire comment évaluer précisément la fuite de carbone et la perte de compétitivité); et comment déterminer un prix «équitable» pour les produits importés afin de tenir compte du coût, au niveau national, du respect du système d’échange de droits d’émission. Les discussions qui ont eu lieu à ce jour sur ces mesures ont montré combien il serait difficile d’appliquer un mécanisme d’ajustement à la frontière qui réponde aux préoccupations des industries nationales tout en contribuant à la réalisation de l’objectif plus vaste d’atténuation du changement climatique mondial. » OMC ; PNUE. Commerce et changement climatique. Rapport conjoint (2009) .

Ce rapport souligne aussi la difficulté des fluctuations du prix du carbone (ou du prix des quotas) dans le cadre d’un système d’échange de droits d’émission

Ces deux hypothèques pourraient être levées par ma proposition en raisonnant prix des combustibles fossiles (gaz, pétrole, charbon) qui sont traditionnellement indexés sur le prix du brut et pour lesquels les outils statistiques de suivi sont disponibles dans la quasi-totalité des pays.

Le prix directeur négocié dans le club des pays adoptant le système apportant une stabilité et une prévisibilité.

Une note récente du CAE considère qu’un mécanisme de compensation aux frontières taxant les importations en fonction de leur « contenu » en carbone s’avérerait trop complexe techniquement et risqué en termes de rétorsions commerciales. En fait le cycle de vie des produits est considéré de façon croissante. La Norme ISO 14001 de management environnemental par exemple intègre maintenant ces considérations. La Note du CAE « préconise plutôt de réfléchir à une taxe uniforme de faible niveau, qui serait appliquée par un « club » de pays s’engageant dans des politiques ambitieuses et contraignantes de lutte contre le réchauffement climatique à toutes les importations en provenance des pays n’appartenant pas au club. Cette taxe serait conçue comme une incitation à rejoindre le club, de manière à ne plus y être soumis. » Bureau, Dominique ; Schubert, Katheline ; Fontagné, Lionel. Commerce et climat : pour une réconciliation. Note du Conseil d’Analyse Economique, n° 37, 2017

D’autres auteurs considèrent aussi que la taxe aux frontières de l’Europe n’est pas contradictoire avec l’OMC : Les mesures restrictives liées au commerce ne sont pas considérées par l’OMC comme des barrières injustifiées au commerce et donc sont autorisées, lorsqu’elles sont nécessaires pour protéger les ressources épuisables ou la vie ou la santé humaine, animale ou végétale. Alberto Majocchii par exemple considère que ce principe peut s’appliquer au climat du fait qu’une atmosphère à faible teneur en carbone est nécessaire pour éviter un changement climatique catastrophique, en tant que «ressource naturelle épuisable». Alberto Majocchii, Carbon pricing and border tax adjustments: the compatibility with WTO rules, February 2018.

Ma proposition est plus large, ne se situant pas qu’aux frontières de l’Europe, et elle est un moyen d’inclusion des pays producteurs, l’appeler Mécanisme d’inclusion carbone (MIC) serait plus conforme à cet objectif. En se calant directement sur le prix du pétrole dans un pays, la collecte des informations est considérablement allégée. Il est possible de permettre au pays les moins avancés de n’applique ce prix directeur qu’aux activités conduisant à des exportations.

Pourquoi la question des rentes n’est pas sur la table

Alors que la proposition de taxe aux frontières a été reprise, mais pas encore développée, la question des rentes reste négligée dans le débat. Je me suis interrogé pourquoi ces questions de rente ne sont pas prises en charge dans leur globalité, ni au niveau politique ni dans la doxa des économistes du climat.

Au niveau politique, cette question est au cœur de rapports de force. La stratégie de la convention climat s’est portée en aval et l’approche politique a évité d’aborder frontalement cette question. Il faut être conscient de la primauté de la politique sur l’économie pétrolière. Au sein du cartel des 7 sœurs, les grandes compagnies pétrolières s’entendaient pour fixer le prix du pétrole et maximiser leur rente à long terme en préservant les intérêts des Etats Unis (système Golfe plus). Le cartel de l’OPEP qui a pris la suite a aussi fixé le prix pour maximiser leur rente. Les évolutions du prix ont été directement liés par la suite à la capacité de l’OPEP à concilier les intérêts immédiats des pays producteurs peuplés et des pays moins peuplés plus attachés à la valorisation à long terme de leurs réserves.

Pourquoi cette question n’est pas portée par les économistes qui tiennent le haut du pavé dans la question climatique notamment dans le groupe 3 du GIEC.

J’avance deux raisons principales

  • La première est de loin que le pétrole comme le climat c’est 80% de politique et seulement 20% de technique et d’économique.
  • La seconde est qu’ils se focalisent principalement sur l’aval le marché (prix du carbone) ou des questions comme l’impact macroéconomique des fluctuations du prix du pétrole sur la croissance.

La politique c’est aussi la révolte des bonnets rouges qui refusent la taxe parce qu’ils sont relativement impacté vis à vis de concurrents plus centraux dans l’hexagone.

Le débat économique mésestime la question des rentes et de leur affectation (qui est purement politique et le fruit d’un rapport de force). On n’a pas noté suffisamment le fait que le mécanisme du marché affectait la rente de la politique climatique aux seules entreprises alors que la taxe l’affecte à la politique publique.

Cette question est aussi marquée par une question d’échelle entre le macroéconomique et le microéconomique. Le principe du marché des permis s’est imposé politiquement parce qu’il permettait de fixer des objectifs de réduction ce qui est rationnel pour une négociation internationale, mais conduit à des incertitudes sur le prix du marché, qui est fluctuant et incertain. Fixer le niveau d’une taxe donne une lisibilité du prix pour les agents économiques mais les émissions de gaz à effet de serre sont-elles incertaines. La première et macro la seconde micro s’intéressant au comportement réel des acteurs qui agissent en rationalité limitée l’entreprise comme le régulateur.

L’approche purement économique délaisse ainsi les conditions réelles de la décision politique, comme par exemple les bases de l’allocation des quotas aux secteurs industriels qui est la base du marché européen quotas. L’asymétrie de l’information (entre le régulateur et le régulé) et de la pression des entreprises conduit structurellement à des sur-allocations et donc l’effondrement du marché des quotas. Le marché des permis d’émissions est rationnel sur le papier et politiquement difficile à mettre en œuvre.

Il faut concevoir un processus coopératif de répartition des rentes : les acteurs économiques (et pas seulement les compagnies pétrolières), les pays producteurs et consommateurs. Cela parait utopique mais c’est plus utopique de négocier en aval ou sur des sujets périphériques alors que la question centrale est celle de la rente.

 

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