Saumon et principe de précaution

Une récente étude effectuée aux Etats-Unis et le Canada parue dans l’édition du 9 janvier 2004 de la très sérieuse revue Science a montré que le saumon atlantique d’élevage présenterait un taux de pollution aux contaminants environnementaux persistants (14 composés organochlorés, dont des dioxines, PCB, dieldrine, toxaphène) nettement plus élevé que le saumon du Pacifique. Ces résultats ne sont pas véritablement nouveaux, mais le contexte de guerre commerciale Europe USA lui donne un écho particulier. N’y voir qu’une opération commerciale risquerait de nous démobiliser sur un problème qui est préoccupant.
Certes la teneur de certains POPS (Composés Organiques Persistants), qui s’accumulent dans les graisses de la viande et du poisson, a diminué au cours des 20 dernières années dans le monde. En Europe, les concentrations de dioxines dans le lait maternel ont baissé d’environ 30 à 50 % au cours de la période 1988 à 1993. Ces résultats sont les conséquences de politiques d’environnement et de réglementations. En revanche certains nouveaux produits sont incriminés et les niveaux considérés restent toujours source de préoccupation.
Le cadavre de Keiko, l’orque-vedette du film «Sauvez Willy» morte le 12 décembre dernier, contiendrait un demi-kilo de polychlorobiphényles (PCB) absorbé pendant les 27 ans de sa vie, et sa prochaine décomposition sera une source de pollution. Ce fait n’est symbolique qu’aux yeux de ceux qui n’ont pas compris que l’environnement et la santé humaine sont liés par la contamination des chaînes alimentaires.
Le niveau d’exposition aux dioxines de la population européenne atteint encore des niveaux élevés. Selon les chiffres rappelés dans une enquête récente sur les dioxines et les furanes dans le lait maternel en France menée par le CAREPS pour le compte de l’ADEME et de l’Institut de Veille Sanitaire, l’apport alimentaire quotidien moyen en Europe de dioxines (PCDD/F) est estimé entre 0,9 et 3 pg I-TEQ/kg de poids corporel pour un homme de 70 kg. Or, l’OMS recommande une dose journalière admissible (DJA) de 1 à 4 pg I-TEQ/kg et incluant depuis peu les PCBs « dioxinlike » c’est-à-dire dont la structure est proche des dioxines et qui contribuent autant que les dioxines à l’apport alimentaire. « Ainsi, il est possible qu’une fraction de la population excède la valeur limite recommandée, mais ceci ne signifie pas que des effets sanitaires puissent apparaître, compte tenu de la marge de sécurité qui est inclue dans le calcul de la dose journalière admissible ».
Mais les sources de dioxines sont variées. L’exposition en dioxine proviendrait pour 39% des produits laitiers, 26 % des produits de la mer, 15 % des produits carnés, 3 à 6% des œufs. C’est bien donc l’ensemble des chaînes alimentaires qui est concerné. Il n’y a pas de frontière entre les écosystèmes et l’alimentation humaine.
C’est à ces polluants que s’attaque la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants, en cours de ratification, et qui vise à éliminer 12 POP les plus particulièrement toxiques. Elle recommande l’application du principe de précaution. Ce principe de précaution figurait d’ailleurs pour la première fois dans un texte international : la déclaration ministérielle adoptée lors de la seconde Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord en novembre 1987, c’est à dire 5 ans avant sa consécration par les principes de Rio. Il évoquait justement ces polluants : « une approche de précaution s’impose afin de protéger la Mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses. Elle peut requérir l’adoption des mesures de contrôles des émissions de ces substances avant même qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ».

Il y a donc de telles évidences des impacts sur la santé de certains polluants que l’on attendrait une forte mobilisation des médecins pour demander le renforcement de la lutte contre les pollutions et la diminution de leur impact sur la santé. Or ce n’est pas le cas, car le débat se situe au sein même de la communauté scientifique et médicale du fait que certains facteurs d’expositions posent problème.
Il n’y a aucun doute sur le fait que l’allaitement maternel soit une nécessité et une priorité en matière de santé publique dans les pays développés comme dans les pays en développement. Tous les organismes de santé publique, dont l’OMS, en font la promotion.
Il n’y a aucun doute sur le fait que la consommation de poisson gras, comme le saumon, soit utile car il est une source d’acides gras protégeant des maladies cardio-vasculaires. L’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation (AFSSA) en recommande d’ailleurs la consommation au moins deux fois par semaine.
Il n’y a aucun doute sur le fait que certaines maladies infectieuses comme la Malaria ont pour origine des parasites dont il faut réguler la population dans certaines zones du globe, et que le DDT s’avère très efficace pour cela.
Mais il n’y a pas non plus de doute sur le fait que le lait maternel et les poissons gras véhiculent des concentrations plus fortes de POPS dont le DDT et que la santé publique implique la diminution des expositions à ces produits.
Il ne faut pas accepter l’alternative entre les bienfaits de l’allaitement maternel et la consommation de poissons gras et d’autre part s’en passer pour diminuer les risques de contamination. La vraie question est donc de protéger le lait maternel et l’alimentation diversifiée en luttant contre les polluants. La convention de Stockholm n’interdit pas le DDT pour lutter contre la malaria, car l’apport sur la santé est justifié, mais recommande de rechercher des solutions alternatives. L’application du principe de précaution implique de décider alors que le doute subsiste tout en se donnant les moyens scientifiques pour lever le doute.
Le projet actuel de charte de l’environnement qui devrait être annexé à la constitution, établit le lien entre la santé et l’environnement, et formalise le principe de précaution, pour permettre aux pouvoirs publics de prendre les mesures provisoires et proportionnées permettant d’éviter certains risques irréversibles tout en renforçant des activités de recherche. Cela répond précisément aux questions posées par les pollutions persistantes. Or loin de voir l’Académie de médecine se mobiliser pour défendre la charte, on voit un petit groupe d’activistes attaquer le principe de précaution, en se fondant plus sur des arguments idéologiques qu’objectifs.