Les Pollutions Organiques Persistantes (POPs) et le principe de précaution

Une récente étude effectuée aux Etats-Unis et le Canada parue dans l’édition du 9 janvier 2004 de la très sérieuse revue Science a montré que le saumon atlantique d’élevage présenterait un taux de pollution aux contaminants environnementaux persistants (14 composés organochlorés, dont des dioxines, PCB, dieldrine, toxaphène) nettement plus élevé que le saumon du Pacifique. Ces résultats ne sont pas véritablement nouveaux, mais le contexte de guerre commerciale Europe USA lui donne un écho particulier. La presse n’y a vu qu’une opération commerciale, et l’image qui en a été donnée est démobilisatrice, alors que ce problème reste préoccupant.

Certes la teneur de certains POPS (Composés Organiques Persistants), qui s’accumulent dans les graisses de la viande et du poisson, a diminué au cours des 20 dernières années dans le monde. En Europe, les concentrations de dioxines dans le lait maternel ont baissé d’environ 30 à 50 % au cours de la période 1988 à 1993. Ces résultats sont les conséquences de politiques d’environnement et de réglementations.

En France les rejets annuels de dioxines dus à l’incinération de déchets ménagers sont passés de près d’un kilogramme en 1995 à 220 g en 2002. « L’ensemble des émissions de dioxines, toutes sources confondues, est passé de 1.600 g en 1996 à 450 g en 2001. En raison de l’ensemble des fermetures intervenues en 2002, les émissions pour l’année 2003 sont évaluées à 115g. Ce niveau sera encore abaissé du fait de l’entrée en vigueur des arrêtés du 20 septembre 2002. On prévoit ainsi qu’en 2006 les émissions de dioxines des incinérateurs d’ordures ménagères seront passées à 20g, soit une division par 10 par rapport au niveau déjà réduit de l’année 2002. »[[Rapport préliminaire de la Commission d’Orientation du Plan national Santé Environnement, 13 janvier 2004, Agence Française de Sécurité Sanitaire Environnementale]] Si les rejets baissent enfin, on en n’est pas débarrassé pour autant. Il faut 10 ans pour que la moitié de la dioxine présente dans le sol ne se dégrade.

Le niveau d’exposition aux dioxines de la population européenne atteint encore des niveaux élevés. Selon les chiffres rappelés dans une enquête récente sur les dioxines et les furanes dans le lait maternel en France[[Dioxines et les furanes dans le lait maternel en France menée par le CAREPS pour le compte de l’ADEME et de l’Institut de Veille Sanitaire]], l’apport alimentaire quotidien moyen en Europe de dioxines (PCDD/F) est estimé entre 0,9 et 3 pg I-TEQ/kg de poids corporel pour un homme de 70 kg. Or, l’OMS recommande une dose journalière admissible (DJA) de 1 à 4 pg I-TEQ/kg et incluant depuis peu les PCBs “dioxinlike” c’est-à-dire dont la structure est proche des dioxines et qui contribuent autant que les dioxines à l’apport alimentaire. La Commission d’Orientation du Plan national Santé Environnement considère qu’« ainsi, il est possible qu’une fraction de la population excède la valeur limite recommandée, mais ceci ne signifie pas que des effets sanitaires puissent apparaître, compte tenu de la marge de sécurité qui est inclue dans le calcul de la dose journalière admissible ».

Le saumon ne peut être incriminé seul, car les sources de dioxines sont variées. L’exposition en dioxine proviendrait pour 39% des produits laitiers, 26 % des produits de la mer, 15 % des produits carnés, 3 à 6% des œufs. C’est bien donc l’ensemble des chaînes alimentaires qui est concerné. Il n’y a pas de frontière entre les écosystèmes et l’alimentation humaine.

Le cadavre de Keiko, l’orque-vedette du film «Sauvez Willy» morte le 12 décembre dernier, contient un demi-kilo de polychlorobiphényles (PCB) absorbé pendant les 27 ans de sa vie, et sa prochaine décomposition sera une source de pollution. Ce fait n’est symbolique qu’aux yeux de ceux qui n’ont pas compris que l’environnement et la santé humaine sont liés par la contamination des chaînes alimentaires.

Dans ce contexte de suspicion, une grande surface [[Fascicule distribué dans les centres commerciaux Auchan: « du 14 au 24 janvier 2004 en direct des Fjords de Norvège »]] a distribué une information des consommateurs pour le moins inexacte : « Beaucoup de gens pensent que le saumon sauvage est meilleur que le saumon d’élevage alors que c’est… faux ! Ils sont aussi bons l’un que l’autre. La seule différence est que le saumon d’élevage offre une meilleure garantie quant à la qualité de son alimentation et des conditions d’hygiène de l’environnement où il évolue. En effet le saumon sauvage se nourrit de ce qu’il trouve dans la nature … c’est-à-dire que sa qualité peut-être très irrégulière puisqu’elle dépend étroitement des aliments qu’il « croise » sur sa route. Le saumon d’élevage, quant à lui, reçoit une alimentation stricte et contrôlée et toujours identique, ce qui permet d’obtenir une qualité plus régulière et garantir une traçabilité parfaite ». Ces arguments commerciaux se fondent sur deux inexactitudes. La première est que les saumons d’élevage sont nourris avec des farines de poissons qui eux mangent aussi « ce qu’ils trouvent ». La loi des chaînes alimentaires est incontournable. La seconde repose sur la confusion entretenue entre traçabilité et contrôle, il est en effet impossible d’analyser tous les composants incriminés. Le coût de l’analyse des polluants organiques persistants en général, et des dioxines en particulier, est très élevé.

La Commission d’Orientation du Plan national Santé Environnement s’inquiète des problèmes que pose la consommation de certains animaux marins en fin de chaîne alimentaire (thons, espadons, …), dont la relativement longue durée de vie est aussi synonyme d’une accumulation progressive de toxiques. « Il en va de même pour les poissons d’élevage nourris avec des sources de protéines et de lipides potentiellement contaminées. Dans le cas de cette activité d’aquaculture, s’ajoute le problème des médicaments vétérinaires utilisés. Le risque de santé publique causé par le développement d’antibiorésistances est préoccupant. »

C’est à ces polluants que s’attaque la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants qui vise à éliminer 12 POP les plus particulièrement toxiques. Cette convention que la France vient de ratifier et qui devrait entrer en application dans trois mois recommande l’application du principe de précaution. Ce principe de précaution figurait d’ailleurs pour la première fois dans un texte international : la déclaration ministérielle adoptée lors de la seconde Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord en novembre 1987, c’est à dire 5 ans avant sa consécration par les principes de Rio. Il évoquait justement ces polluants persistants que l’on trouvait accumulés dans les organismes marins : « une approche de précaution s’impose afin de protéger la Mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses. Elle peut requérir l’adoption des mesures de contrôles des émissions de ces substances avant même qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ». Depuis 15 ans les connaissances scientifiques ont démontré que cette inquiétude était justifiée.

Il y a donc de telles évidences des impacts sur la santé de certains polluants que l’on attendrait une forte mobilisation des médecins pour demander le renforcement de la lutte contre les pollutions et la diminution de leur impact sur la santé. Or ce n’est pas le cas, car certains craignent des réactions et des comportements qui pourraient être contraires à … la santé..

Il n’y a, en effet, aucun doute sur le fait que l’allaitement maternel soit une nécessité et une priorité en matière de santé publique dans les pays développés comme dans les pays en développement. Tous les organismes de santé publique, dont l’OMS, en font la promotion.

Il n’y a aucun doute sur le fait que la consommation de poisson gras, comme le saumon, soit utile car il est une source d’acides gras protégeant des maladies cardio-vasculaires. L’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation (AFSSA) en recommande d’ailleurs la consommation au moins deux fois par semaine.

Il n’y a aucun doute sur le fait que certaines maladies infectieuses comme le paludisme ont pour origine des parasites dont il faut réguler la population dans certaines zones du globe, et que le DDT s’avère très efficace pour cela.

En revanche, il n’y a pas non plus de doute sur le fait que le lait maternel et les poissons gras véhiculent des concentrations plus fortes de POPS et que la santé publique implique la diminution des expositions à ces produits.

Il ne faut pas accepter l’alternative entre d’une part les bienfaits de l’allaitement maternel et la consommation de poissons gras et d’autre part s’en passer pour diminuer les risques de contamination. La vraie question est donc de protéger le lait maternel et l’alimentation diversifiée en luttant contre les polluants. Mais les mesures doivent être proportionnées et éviter tout mouvement de panique. La convention de Stockholm n’interdit pas le DDT pour lutter contre le paludisme, car l’apport sur la santé est justifié, mais recommande de rechercher des solutions alternatives.

L’application du principe de précaution implique de décider alors que le doute subsiste tout en se donnant les moyens scientifiques pour lever le doute. Les scientifiques de la Commission d’Orientation du Plan national Santé Environnement recommandent de renforcer l’information et l’éducation et proposent surtout la création d’une discipline spécialisée en santé environnementale. Ils notent que « le constat général, en France, est un déficit avéré d’expertise dans l’évaluation des risques environnementaux et professionnels ; cette insuffisance se manifeste du niveau régional au niveau national et se traduit par une très faible implication européenne des experts français, préjudiciable aux intérêts nationaux. Cette situation tient à un problème de formation et d’absence de reconnaissance professionnelle. »

Le projet actuel de charte de l’environnement qui devrait être annexé à la constitution, établit le lien entre la santé et l’environnement, et formalise le principe de précaution, pour permettre aux pouvoirs publics de prendre les mesures provisoires et proportionnées permettant d’éviter certains risques irréversibles tout en renforçant des activités de recherche. Cela répond précisément aux questions posées par les pollutions persistantes.

Or loin de voir l’Académie de médecine se mobiliser pour défendre la charte de l’environnement qui s’appuie sur ce lien entre santé et environnement, on voit un petit groupe d’activistes rejeter le texte et attaquer le principe de précaution. Cette querelle entre disciplines, ne peut qu’être défavorable à la discipline la moins représentées, celle de la santé environnementale. Renforcer la recherche est une nécessité de santé publique mais aussi économique, car il faut des experts français pour participer à la construction des contrôles internationaux notamment dans le cadre du programme européen REACH qui vise la réduction des cancers, allergies, maladies respiratoires et neurologiques, induites par l’exposition aux produits chimiques.

Le rapport préliminaire du Plan national Santé Environnement est actuellement en débat public [[voir le site www.environnement.gouv.fr]].