Les institutions au risque du grand débat

Le Grand Débat National vise à résoudre une crise institutionnelle. Mais processus de discussion entre citoyens sur des options politiques, est-il à même de renforcer les institutions ou de continuer à les affaiblir ? Par institutions on considère les règles qui organisent la vie collective et la gestion des biens publics. Certaines normes informelles sont issues de la tradition et de processus sociaux. Mais le changement nécessaire pour relever de nouveaux enjeux, notamment ceux du développement durable, doit s’appuie sur les institutions formelles. Ce qui caractérise les processus institutionnels de changement est à la fois leur formalisation et la rupture par rapport aux perceptions immédiates des citoyens et aux règles sociales et comportementales des institutions informelles. Il ne s’agit pas seulement de réglementations mais aussi des allocations de propriété ou de ressources, comme la fiscalité ou les subventions, et d’informations et de connaissances.

L’expérience de l’individu ou les opinions d’un petit groupe, aujourd’hui les amis sur Facebook, ne peuvent concevoir les problématiques plus complexes nationales ou internationales prises en charge par les institutions formelles. Ces institutions ont en effet la responsabilité de prendre en compte des échelles géographiques du mondial au local ou temporelles (le long terme), qui dépassent les intérêts individuels et échappent à la perception et la compréhension des individus ou du petit groupe. Cette rupture s’incarne dans la démocratie représentative, qui introduit une asymétrie entre le porteur de mandat et celle du simple citoyen. Cette rupture est l’essence de ces institutions formelles qui sont considérablement affaiblies aujourd’hui.  

Les réseaux sociaux amplifient le poids de ces groupes pour qui les informations institutionnelles sont a priori suspectes et qui font confiance pour se constituer et s’informer au filtre des algorithmes des réseaux sociaux ou à des informations fausses pilotées de l’étranger. En face des réseaux sociaux, les deux processus cognitifs principaux, la science et les médias, doivent aussi jouer un rôle institutionnel. Ils doivent assumer ce que l’on peut appeler une rupture cognitive.

Dans le domaine scientifique, Gaston Bachelard a montré le processus, qu’il appelle rupture épistémologique, qui a permis de passer du sens commun, des connaissances traditionnelles et des superstitions, comme l’alchimie, à la science moderne et ses processus.

Dans le domaine des médias la vérification des faits et des sources, leur diversité permettant de décrire la complexité de la réalité font des médias une institution en opposition avec l’information publiée par les acteurs sur les réseaux sociaux. Les principes édictés par exemple par l’International Fact-Checking Network – vérification des sources, transparence, approche non partisane et indépendance, et politique correctionnelle – formalisent ce qu’on pourrait appeler des médias institutionnels.

Mais les institutions ne peuvent se prévaloir d’une position surplombante perçue comme méprisante et illégitime, mais s’articuler avec la société et avec les autres institutions auxquelles elles doivent rendre compte. Cette redevabilité est une nécessité pour reconstruire la confiance.

Le regard citoyen et profane challenge les institutions car il fait valoir des attentes, des expériences, des connaissances et des compréhensions qui échappent aux processus institutionnels. La démocratie participative doit être considérée dans cette perspective et s’articuler avec la démocratie représentative et non s’y opposer. Pour les institutions scientifiques des processus, comme les conventions de citoyens, permettent d’assurer une interface science/profanes, en combinant une formation préalable, une interrogation des scientifiques, et un avis. Ces processus reconnaissent l’asymétrie des connaissances tout en organisant les échanges.

Mais la question est aussi celle des relations interinstitutionnelles. L’action politique sur le climat ne peut pas se fonder sur la perception par le public des changements observés, mais sur des modèles et des processus de validation scientifique qui échappent au profane fut-il élu de la République. Les institutions politiques doivent reconnaitre les institutions scientifiques. Sur la même question climatique les médias ne peuvent traiter à égalité un scientifique du GIEC et un acteur populaire ou un footballeur, voir un climato négationniste sous prétexte de diversité de sources et d’équilibre du débat. Les médias doivent aussi reconnaitre le statut particulier des institutions scientifiques.

On se retrouve aujourd’hui l’opposition entre les trois formes de pouvoirs théorisées il y a près d’un siècle par Max Weber le pouvoir traditionnel, le pouvoir charismatique d’un leader et le modèle rationnel légal présenté alors comme la modernité des institutions. Paradoxalement la modernité technologique des réseaux sociaux vient nourrir la régression du modèle rationnel légal au profit des formes extrêmes des deux premiers. Ils permettent l’organisation et la progression des intégrismes religieux. Ils ouvrent la voie à des pouvoirs charismatiques populistes qui court-circuitent tous les filtres des corps intermédiaires et des institutions.

Mais la bureaucratie qui incarnait le modèle rationnel légal pour Weber a touché ses limites, en se coupant du réel. La légitimité des institutions doit se conquérir pied à pied, à trois niveaux :

Les règles tout d’abord, sont-elles pertinentes pour une situation donnée et bien adaptées pour obtenir les objectifs annoncés. Sont-elles légitimes et prennent en compte à la fois l’intérêt collectif et la diversité des intérêts et des systèmes de valeurs et de croyances individuelles. Enfin ces règles sont-elles cohérentes entre elles, c’est-à-dire que les injonctions des différentes institutions ne sont pas contradictoires.

Ces différentes qualités attachées aux règles elles-mêmes sont liées au processus d’élaboration de ces règles et de leur mise en œuvre. La crédibilité de ce processus est relative à la perception par les acteurs de la qualité, de la validité et de la robustesse du processus de la décision et de la connaissance qui la fondent.

Enfin toutes ces qualités sont attachées aux femmes et aux hommes qui exercent les responsabilités. Il s’agit de la confiance dans leur compétence et leur éthique. et… de leur origine sociale. En effet la perception d’une classe dirigeante, d’une élite, qui se reproduit socialement est un facteur supplémentaire de défiance. Renforcer ces qualités est à la fois un processus amont sur la qualité et l’ouverture de leur élaboration mais aussi en aval en s’appuyant sur l’évaluer des impacts de ces règles.

Renouveler le modèle rationnel légal à l’heure d’Internet, nous conduit à nous intéresser à la dimension cognitive du changement institutionnel. Douglass C. North a proposé un processus pour expliquer le changement institutionnel : réalité – filtre idéologique – élaboration des règles – et changement de cette réalité. A chacune de ces étapes la dimension cognitive est essentielle et Internet peut apporter des solutions :

• La représentation de la réalité en rendant accessible et compréhensible les multiples niveaux de cette réalité,

• Le débat pour faire évoluer les idéologies, faire converger les représentations en les ajustant à la réalité

• La traçabilité du processus d’élaboration des règles et leur lien avec les données factuelles et les points de vue exprimés 

• Et l’évaluation des impacts tant factuels, analysés par des protocoles rigoureux, que par le témoignage des acteurs cibles de ces règles.

Chacune de ces étapes peut faire l’objet d’une formalisation de l’information, d’une traçabilité des processus. Une redevabilité et une transparence des institutions pourrait s’appuyer sur une architecture particulière des informations sur internet. Il s’agirait d’un Internet institutionnel qui va plus loin que la chasse aux fausses informations, aux infox, et qui rend compte de façon intelligible du statut institutionnel de l’information et de la connaissance. Chaque information devant être tracées et rendant explicite le processus d’élaboration.

Dès à présent il faut porter au débat citoyen de façon pratique et locale les données et les faits pertinents. En matière d’environnement il faut des données comme les émissions de gaz à effet de serre, l’évolution de la biodiversité ou de l’artificialisation des terres. Les connaissances scientifiques de l’écologie permettent d’expliciter comment ces thème sont liés, et que l’aménagement du territoire et la lutte contre l’étalement urbain est une nécessité. Seule la science permet d’éliminer les raisonnements contre-intuitifs, comme l’effet rebond pour lequel une solution qui parait évidente à finalement l’effet inverse.

Comment peut-on prétendre débattre de la transition écologique sans partager ces connaissances ?