Collapsologie : une expertise à charge

Intervention comme expert auprès du Tribunal des Génération Futures à Saint Etienne le 4 avril 2019 et le 3 juin. Le texte qui suit a été considérablement réduit lors de la séance.

Bonjour Madame la présidente et Mesdames Messieurs les membres de ce tribunal, Mesdames Messieurs les jurés et les citoyennes et les citoyens qui doivent siéger et assister en leur nom, mais aussi au nom des sans voix, les générations futures et l’ensemble du vivant.

Vous m’avez convié comme expert, j’interviendrai comme durabiliste, c’est-à-dire chercheur en science pour la durabilité. Je commencerai mon propos par une parabole, celle du Titanic, ensuite je démontrerai que la collapsologie n’est pas une science et je mobiliserai quelques éléments scientifiques pour démontrer le danger de la funeste idéologie de la collapsologie.

Je vais utiliser la métaphore du Titanic que Nicolas Hulot a déjà développé dans son ouvrage : le syndrome du Titanic. Vous connaissez les faits, le magnifique paquebot réputé insubmersible effectue sa traversée inaugurale de l’Atlantique entre Southampton et New York. Le navire heurte un iceberg sur tribord le dimanche 14 avril 1912 à 23 h 40 et sombre au large de Terre-Neuve. Mais dès 9h du matin et toute le long de cette funeste journée des messages provenant de différents navires signalaient la présence de glace sur l’itinéraire du Titanic. Aucun de ces messages n’a pas été pris en compte. L’iceberg est repéré 37 secondes avant le choc, le navire vire au dernier moment mais du fait de son inertie heurte l’iceberg. Mais que ce passe-t-il alors dans le bateau. Que font les passagers pendant ce temps-là.

Les uns ignorent la proximité du danger. Certains ont pour objectif de déjeuner à la table du capitaine, en considérant que l’honneur de partager ce repas ne doit pas être réservé à des privilégiés de la première classe. Ce déjeuner devrait permettre de lui dire les mauvaises conditions de vie de la troisième classe. D’autres vont aussi vouloir contribuer à la programmation musicale de l’orchestre pour faire jouer des œuvres populaires. Un autre, qui se fait entendre grâce à sa grosse voix, va nous dire que la tête du capitaine ne lui revient pas. Un autre enfin considèrera que l’incompétence du capitaine est parfaitement illustrée par le fait qu’il porte une cravate.

La conscience de l’imminence du danger par d’autres passagers suscite différentes réactions. L’une d’entre elle est de changer le capitaine ou même de contester la nécessité d’avoir un capitaine. Après tout c’est lui le responsable de tout, le limoger fera disparaître le problème. Une autre consiste à considérer que la raison principale du danger venant de la vitesse, il suffirait de casser les machines pour que le bateau s’arrête. Une autre réaction enfin est celle des collapsologues. Eclairés de l’imminence du danger, ils considèrent le choc inéluctable et ils se proposent de monopoliser à leur profit les bateaux de sauvetage en considérant que c’est le seul moyen de transport sûr, passant sous silence qu’il fait moins de 0°C à ce moment-là et que contrairement au bateau il n’y a pas de vivres.

En fait la question est l’identification de l’iceberg, la prise de décision, la chaine de commandement, les machines, le gouvernail. C’est l’ensemble qui fait que l’on peut éviter l’iceberg. Je vais cesser de développer cette la parabole pour identifier plus sérieusement deux questions sur lesquelles les collapsologues ont tort.

1. Sommes-nous présentement à moins de 37 secondes du choc quand il n’est plus temps de virer comme les collapsologues veulent nous le démontrer ou à quelques minutes quand une manœuvre reste possible à travers le développement durable ?

2. Le problème est-il un choc global qui fera tout sombrer comme les collapsologues veulent nous le démontrer, ou une somme de problèmes qui vont s’aggraver au fur et à mesure que la société industrielle continuera sur sa trajectoire mais que l’on peut infléchir ?

C’est sur dernière question que je vais ouvrir la partie scientifique de mon intervention. La collapsologie se présente comme une science pluridisciplinaire qui permet de penser comme un tout cohérent (sic !) : les limites planétaires et les seuils critiques en matière de climat et de biodiversité… d’une part, et d’autre part la sociologie, la psychologie et la philosophie de l’effondrement, l’agriculture et l’économie de l’effondrement incluant la corruption et les mafias, la politique de l’effondrement incluant les mouvements insurrectionnels, la démographie de l’effondrement, la géopolitique de l’effondrement dont les guerres et les migrations, le santé et l’effondrement et les épidémies. Les collapsologues collent ensemble tous les problèmes et les risques dans un système soit disant cohérent et mobilisent les savoirs et les disciplines spécialisées qui les étudient dans une soi-disant discipline nouvelle.

Il ne s’agit pas de science mais d’idéologie, qui reprend une antienne très ancienne. Le nouveau nom du capitalisme, comme modèle totalitaire à détruire, est aujourd’hui le système. Les populistes de tous poils et les révolutionnaires se mobilisent pour abattre le système. Les collapsologues nous disent que le système court à sa perte car toutes ces crises potentielles vont se conjuguer, voire se conjurer, pour se produire ensemble. Dans une cohérence du chaos.

Karl Marx et dans la suite Rosa Luxembourg prévoyaient l’effondrement du capitalisme du fait de ses contradictions internes. Le débat au sein du marxisme a longtemps porté sur la question de savoir si l’effondrement allait être spontané ou s’il fallait l’y aider par la révolution. Le réformisme est dans cette perspective à combattre car il retarde l’effondrement du capitalisme. C’est pourquoi les collapsologues s’opposent au développement durable qui vise à changer le système. Ils jouent un rôle de pompier pyromane en empêchant la recherche des solutions pour démontrer qu’ils ont raison.

Oui y a des risques graves devant nous, les problèmes sont existentiels et touchent à la survie de l’humanité. Les deux premiers considérants de la charte de l’environnement dans la constitution depuis 2005 énoncent la hauteur de ces questions :

• les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité ;

• l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ;

Il y a des liens mais pas une cohérence de la catastrophe. Le système mortifère qu’ils décrivent joue un rôle de modèle abstrait tel que le contestait Alfred Sauvy en 1972 « Les calculs les plus logique sur les choses, pénurie ou abondance, aggravation ou amélioration des conditions laissent de côté la réaction des hommes, certes souvent énigmatique, mais facteur essentiel. (…) Les auteurs de modèles se complaisent dans l’onanisme de l’abstraction de peur de s’accoupler avec la montreuse réalité. »

Comment s’attaquer à la monstrueuse réalité et s’y accoupler pour faire naître un monde viable. La réalité n’est monstrueuse que par notre ignorance à la comprendre et à agir avec elle. La comprendre est l’enjeu pour les sciences qui doivent analyser et comprendre les mécanismes complexes dont certains sont contre-intuitifs, maîtriser les questions scalaires du global ou local, anticiper l’avenir. La comprendre au niveau de la société c’est partager ces connaissances avec les citoyens et les responsables politiques.

 La réalité n’est monstrueuse et repoussante que si l’on ne considère que son versant négatif et que l’on ignore ses aspects positifs. Les solutions, les transitions, le changement et les innovations sont de formidables possibilités de création de valeur collective, mais amènent avec elles un cortège de destructions d’activités. Cette destruction créatrice touche des femmes et des hommes, des territoires pour qui il faut penser des reconversions.

Mais la question scientifique va plus loin que faire le tri entre le vrai et le faux, elle façonne la vision du monde, propose des solutions. Si la collapsologie est une pseudo science funeste, la science de la durabilité est seule porteuse d’espoirs. L’UNESCO l’a défini en 2017 comme « les activités d’enseignement et de recherche qui génèrent des connaissances et des technologies nouvelles, de l’innovation et une compréhension globale permettant aux sociétés de mieux relever les défis de la durabilité aux niveaux mondial et local, la science de la durabilité est une discipline ou une activité interdisciplinaire ou transdisciplinaire. Elle peut être axée sur la production de connaissances fondamentales, sur les applications technologiques ou sur l’innovation socioculturelle, ainsi que sur de nouvelles formes de gouvernance ou de nouveaux modèles sociaux et économiques. »

Après avoir opposé la science de la durabilité à la pseudo science de la collapsologie, je vais montrer que la collapsologie est néfaste et mortifère et recèle en elle la possibilité de produire son objet en vertu du pouvoir des prévisions auto-vérificatrices.

Je vais m’appuyer sur Douglas Mac Gregor qui a formalisé en 1960 deux théories sur le management que l’on peut aisément élargir au niveau de la société : La théorie X qui dit que naturellement, l’être humain moyen n’aime pas le travail et l’évitera s’il le peut. Donc la plupart des gens doivent être contrôlés, voire menacés, pour qu’ils travaillent La théorie Y dit au contraire que faire des efforts physiques et mentaux au travail est aussi naturel que s’amuser et se reposer, et que l’individu se réalise si on l’associe aux buts de l’organisation.

Il est impossible de trancher dans l’absolu entre ces deux modèles. Cela dépend des organisations car ces deux théories sont autoréalisatrices. Le management X de la contrainte augmente l’aversion au travail et donc la nécessité de l’augmentation de la contrainte. Du côté du management Y, l’organisation est construite autour de principes de confiance et induit un management participatif. C’est un management Y du développement durable qui est nécessaire, sur la base de la confiance dans les autres et la confiance dans l’avenir. 

Aurélien Boutaud a appliqué la théorie des jeux au développement durable. Il considère que dans le conflit qui oppose l’environnement et le développement il y a plusieurs postures soit l’environnement gagne au détriment du développement, on appelle cela l’écologie punitive, soit à l’inverse le développement s’impose contre l’environnement, c’est la crise écologique. Certains régimes (dont certains vigoureusement non capitalistes) arrivent à dégrader à la fois le développement et l’environnement c’est la situation perdante/perdante.

A l’inverse le développement durable suppose une approche gagnante gagnante. Cette approche nécessite la coopération et des échanges de connaissances entre les acteurs. L’approche Y par les solutions et le développement durable mobilise dans l’action et la participation, la collapsologie X mobilise dans le conflit et le pessimisme contagieux. Pablo Servigne le gourou de la collapsologie dit aux jeunes : désolé.

Il faut donc dénoncer la collapsologie comme à la fois antiscientifique et dangereuse.