A la recherche de la dimension sociale du développement durable

Résumé
Au sens le plus large, le développement soutenable vise à favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature (CMED, 1988). Mais si les études portant sur les rapports entre l’homme et la nature s’accumulent, celles portant sur l’harmonie entre êtres humains trouvent encore assez peu d’échos. A l’échelle territoriale, comment faire valoir cette harmonie sociale ? Après quelques rappels théoriques sur les notions de développement durable, de négociation et conservation, la dernière partie est consacrée à la présentation de l’acteur en 4 dimensions (4D), une proposition méthodologique qui vise à faciliter une démarche de gestion à la fois intégrée et participative des ressources naturelles.

Abstract
In a broader sense, sustainable development aims to enhance a state of harmony between human beings and between man and nature (CMED, 1988). Yes, but if studies on man and nature relationships are frequently conducted, those on harmony between human beings remain pretty rare. On a territory, how can we value this social harmony ? After a few recall of the notions of sustainable development, negotiation and conservation, the last part will present the Actor in 4 dimensions, a methodological proposition which aims to facilitate integrated and participatory management approaches toward natural resources.

Source : http://www.revue-ddt.org/dossier003/D003_A02.htm


Favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature (CMED, 1988), telle est la proposition du Rapport Brundtland pour aller vers le développement durable. Si, à l’origine du concept, on aspire donc à une certaine cohésion sociale, l’harmonie entre êtres humains se perd peu à peu dans le magma des différentes formes d’appropriation du développement durable, de la modernisation écologique à la croissance économique durable. La sphère sociale du développement durable se retrouve alors « prise en tenaille » entre l’approche écocentrée (se donnant pour objectif la protection de tous les êtres vivants) et l’approche anthropocentrée (visant exclusivement le bien-être de l’homme). A l’échelle d’un territoire, sur le terrain, comment retrouver cette harmonie sociale et environnementale que prônait le rapport Brundtland ? L’harmonie entre êtres humains est ici approchée par la théorie de la négociation, qui s’intéresse aux relations humaines, et qui repose sur la résolution de conflits entre acteurs, pour un objectif final : la recherche d’un consensus. Les acteurs auront alors trouvé un terrain d’entente, mais qu’en est-il des conséquences sur le milieu naturel ? Force est de reconnaître que la négociation montre ses faiblesses quand, sur un territoire, on souhaite faire participer les acteurs faible [[Humains contemporains sous-représentés.]] et tenir compte des acteurs absents [[ Vivant biologique et générations futures. ]]. Quant à l’harmonie entre l’homme et la nature, elle est observée au travers des politiques de conservation, qui touchent aux relations homme-nature, et qui centrent leurs efforts essentiellement sur la nature, parfois au détriment des acteurs. La nature est alors épargnée, mais qu’en est-il des conséquences sur l’organisation sociale du système ? Négociation et conservation, deux approches qui pourraient s’avérer complémentaires pour à la fois tenir compte des préoccupations de notre société moderne et préserver les ressources naturelles. La question qui nous préoccupe est donc la suivante : comment proposer une négociation un peu plus écologique et une conservation un peu plus humaine dans un contexte territorial et multi-acteurs, pour prendre en compte le caractère bidimensionnel du développement durable ? Nous proposons le modèle de l’Acteur en 4 dimensions. Ce modèle conceptuel d’analyse d’inspiration sociologique s’intéresse aux relations humaines (rapport social, étudié sous les dimensions coopération et conflit), et aux liens homme-territoire (rapport patrimonial, étudié sous les dimensions cohabitation et domination). L’étude des relations humaines permet de mettre en évidence la nature et le rôle des acteurs faibles du territoire. L’étude des relations homme-territoire, quant à elle, permet de mesurer l’importance accordée aux acteurs absents. Le tout vers une « harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature ».

Après quelques rappels théoriques sur les notions de développement durable, de négociation et de conservation, la dernière partie est consacrée à la présentation de l’acteur en 4 dimensions (4D).

1. L’obscure sphère sociale du développement durable

1.1. « L’harmonie entre êtres humains » dans le concept originel
Apparu dès 1980, dans le cadre de la « Stratégie mondiale de la conservation » (Union Internationale pour la Conservation de la Nature et de ses ressources – UICN – et Programme des Nations Unies pour l’environnement – PNUE), le concept de développement durable, traduction française de l’expression sustainable development, n’a reçu sa définition ‘officielle’ qu’en 1987 dans un rapport rédigé par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (CMED), à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies. Outre quelques lignes diffusées très largement [[ « Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (CMED, 1988). ]], on peut aussi lire dans l’ouvrage Notre avenir à tous, dit Rapport Brundtland : au sens le plus large, le développement soutenable vise à favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature (CMED, 1988). Cette présentation du concept, moins connue, souligne le fait qu’au développement durable sont sous-jacents deux objectifs fondamentaux : l’harmonie entre homme et nature, entendons ici le respect des limites écologiques de la planète ; et l’harmonie entre les êtres humains, autrement dit une certaine cohésion sociale. A l’origine donc, la dimension sociale du développement durable est clairement identifiable : la poursuite du développement soutenable exige un système social capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré (…). Le développement soutenable présuppose un souci d’équité sociale entre les générations, souci qui doit s’étendre, en toute logique, à l’intérieur d’une même génération. Des notions évoquées, soit, mais peu développées.

En effet, si dans l’ouvrage de référence Notre avenir à tous, les idées de réorganisation sociale ou de cohésion entre hommes sont citées, force est de constater que lorsqu’il s’agit de lister les impératifs stratégiques du développement durable, l’harmonie entre êtres humains se transforme vite en accès aux besoins essentiels et la dimension sociale paraît engloutie dans le mélange confus de la protection de l’environnement et du développement économique : impératifs stratégiques : reprise de la croissance ; modification de la qualité de la croissance ; satisfaction des besoins essentiels en ce qui concerne l’emploi, l’alimentation, l’énergie, l’eau, la salubrité ; maîtrise de la démographie ; préservation et mise en valeur de la base des ressources ; réorientation des techniques et gestion des risques ; intégration des considérations relatives à l’économie et à l’environnement dans la prise de décisions (CMED, 1988). « Nous sommes capables d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique (…) ». Mais en quoi l’amélioration de l’organisation sociale consiste-t-elle ? Le rapport Brundtland n’en dit pas plus.

Et après ? L’harmonie perdue :
Résumons d’abord l’imprégnation du concept de développement durable au sein de la communauté scientifique. Si l’on cherche à interpréter l’ensemble des définitions du développement durable élaborées par une cinquantaine d’auteurs, on identifie 4 grands modèles implicites qui sous-tendent la définition (CIRAD, 1995). D’abord, maintenir un niveau pour les générations futures. Il s’agit là de maintenir du bien-être, du capital, des ressources naturelles (vues comme un stock ou un flux), du revenu, des pollutions pour les générations à venir (Pearce & Markandya, 1988, Tietenberg, 1984). Ensuite, maintenir un taux de croissance. Certains auteurs résument le développement durable au fait de maintenir la croissance d’une variable comme le PNB. Pour cela, il faut assurer aux agents économiques un environnement favorable, ‘rendre le futur prévisible’ (Pezzey, 1992, Solow, 1993). Puis, assurer l’optimum intemporel du bien être. En conditions parfaites du marché, notamment avec une connaissance parfaite des risques environnementaux, les acteurs orientent leurs choix selon l’optimisation de leur bien être. Certains auteurs, se référant au modèle néo-classique, ajoutent que l’optimum doit être obtenu dans les limites autorisées par l’environnement, en respectant le principe de précaution (Clark & Munn, 1986, Hatem, 1994). Finalement, la résilience permanente. Ici, la durabilité est définie comme la capacité de résistance aux chocs externes, ce qui assure la survie et éventuellement permet la croissance et le développement (Beaud, 1994, Conway & Barbier, 1990). Même au sein de la communauté scientifique donc, la dimension sociale du développement durable est difficile à percevoir ; émerge une fois de plus la dichotomie économie – écologie : les adeptes de ‘si l’économie va, tout va’ contre ceux qui veulent repenser la société pour l’adapter à la biosphère. La dimension humaine de la durabilité se retrouve dans la réduction de la pauvreté et des inégalités (Godard, 1994), dans l’accès aux ressources, aux soins, à l’éducation ou encore dans la culture (Sachs, 1993). Lorsqu’on parle de développement durable, les aspects sociaux ne sont abordés que « du bout des lèvres » ou dans un désordre inextricable.

Dans les instances politiques ensuite, le développement durable évoque successivement soit une modernisation écologique, soit une croissance économique ‘raisonnable’. Est-ce le fait que le concept de développement durable soit apparu suite aux différentes crises écologiques des années ’60, qu’il se soit inscrit dans la continuité d’une protection environnementale déjà entamée, qu’il ait été conçu à l’origine au sein d’un débat sur le développement et l’environnement ? Le développement durable est toujours associé aux politiques environnementales (Boehmer-Christiansen, 2002). En France, c’est le Ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, et non celui des Affaires Sociales, qui a été qualifié de Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable. Quant aux organisations intergouvernementales, elles chercheraient leur propre durabilité, en servant à la fois l’environnement et le développement, le tout grâce au progrès technologique. En effet, aussi bien la Banque Mondiale que les Nations Unies encouragent les projets assurant un développement économique durable prenant en compte l’environnement (Global Environment Facility – GEF, 1994). Le programme de l’Union Européenne Vers la durabilité, [[ Towards sustainability, European Commission, 1993. ]] lancé en 1993, avait pour but l’intégration de l’environnement dans les secteurs de l’agriculture, les transports ou le tourisme. C’est peut être aussi l’annexion environnementale du développement durable qui a conduit la Direction Générale de l’Emploi et des Affaires Sociales de la Commission Européenne à promouvoir dans son Livre vert (COM, 2001) la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui vise l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes (COM, 2002). Quant au fascicule de documentation SD 21000 de l’AFNOR, qui s’adresse aux entreprises, il met côte à côte développement durable et responsabilité sociétale des entreprises (AFNOR, 2003). L’écart de traduction entre le social en anglais et le social en français introduit ce maladroit terme de sociétal, qui a bien du mal à s’imposer. Enfin, quatrième pilier, selon les uns, ou composante de la sphère sociale, pour les autres, la culture a fait son entrée à Johannesburg, la diversité culturelle étant consacrée comme une des composantes du développement durable. Un grand nombre de projets invoquent donc la durabilité, mais la dimension sociale y reste globalement obscure.

Si les grandes organisations internationales hésitent à s’attaquer au ‘socialement durable’, voyons comment se comporte le citoyen. Nous avons effectué un sondage de rue (mars 2003) sur une centaine de personnes choisies aléatoirement pour leur demander leur définition du développement durable. En tête arrive la gestion des pollutions (39%), suivie de la croissance économique (28%); à la traîne figurent la vision à long terme (19%) et la préservation des ressources naturelles (14%). Même s’il s’agit d’une étude exploratoire à faible échelle, il est intéressant de noter qu’aucun interviewé n’évoque d’aspects sociaux et que 68% de l’échantillon se dit informé par les médias. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un problème de communication et de transfert d’informations ? En tous les cas, même dans la rue, la sphère sociale du développement durable ne parvient pas à s’épanouir. Scientifiques, décideurs politiques ou citoyens, tous abordent, plus ou moins discrètement, la dimension sociale du développement durable mais en y accolant des objectifs qui sont loin d’évoquer l’harmonie entre les être humains, comme le prône le Rapport Brundtland. La notion de cohésion sociale est-elle si difficilement abordable ?

2. Appropriation du développement durable : homme contre nature

2.1. Un concept sournoisement scindé en trois

Figure 1 : Morcellement du concept de développement durable
1.jpg

Jusqu’à la conférence de Rio en 1992, le développement durable s’articule autour de deux pôles : l’environnement et le développement. A l’époque, c’est au sein du thème ‘développement’ que se lisent les aspects sociaux du développement durable. Mais les 27 principes proposés par la Déclaration de Rio s’avèrent peu lisibles, et l’on recherche une représentation choc qui pourrait illustrer ce nouveau paradigme. Et subrepticement [[ L’origine n’en est pas datée mais on en trouve les premières traces chez Brodhag (1994) ou Sadler et Jacobs (1990). ]] ,le ‘développement’ se scinde en deux : ‘l’économique’ d’un côté, le ‘social’ de l’autre. C’est à la fin des années 1990 que le triptyque ‘économique – social – environnement’ (Cf. figure 1) s’impose, pour se voir finalement consacré par le Sommet mondial sur le développement durable qui rappelle la nécessité de « l’intégration des trois composantes du développement durable – le développement économique, le développement social et la protection de l’environnement, en tant que piliers interdépendants qui se renforcent mutuellement. [[ Plan de mise en œuvre, Sommet mondial sur le développement durable, Johannesburg, §2, traduction de l’auteur. ]]». Mais, par sa définition en termes de rapprochement de différentes sphères qui restent donc conceptuellement distinguées, il n’est pas sûr que le concept de développement durable échappe à « l’ économisme » que René Passet associait au productivisme (Passet, 1979). Continuant à distinguer le social et l’économique, même si c’est pour chercher à les réunir, le concept de développement durable participe finalement à cette croyance économique, en ignorant que l’on ne peut décrire adéquatement les processus dits ‘économiques’ sans faire appel à la sociologie, les transactions économiques n’étant jamais qu’une catégorie particulière des faits sociaux (Le Bot, 2002). Quant à la sphère environnementale, certains sociologues, historiens et ethnologues considèrent l’environnement comme une construction humaine. L’économie serait un fait social et l’environnement, une construction sociale… Comment alors identifier le contenu de la sphère sociale du développement durable ? Finalement il n’est pas évident de pouvoir distinguer si facilement les trois pôles que les promoteurs du développement durable entendent concilier.

Certes, jamais un concept n’aura été si prisé. Mais comme le montre A. Boutaud (2002), le concept de développement durable est une ‘valeur nouvelle [[ Valeur nouvelle’ vient de la théorie de la négociation : ‘creating value’, et représente le résultat de stratégies coopératives autour d’un processus de négociation (Lax & Sebenius , 1992). ]]’ issue initialement d’un processus de négociation coopérative qui a culminé à Rio, avant de faire l’objet ensuite d’une négociation compétitive, chacun lui donnant un sens différent. Cette diversité d’interprétations, de même que la diversité de traductions dans les choix politiques effectués aux différents niveaux, ne doit néanmoins pas cacher l’accord qui existe autour de la définition la plus générale du concept : celle de concilier trois pôles : action économique, développement social et respect des équilibres écologiques. Le développement durable semble ainsi faire l’unanimité, jusqu’à ce que cette ‘valeur nouvelle’ soit peu à peu appropriée par divers courants.

2.2. L’écocentrisme de l’homo ecologicus

De l’idée globale…
Figure 2 : L’approche écocentrée du développement durable
2.jpg

Les adeptes de la « durabilité forte » s’inscrivent en faux contre le système économique dominant basé sur la croissance, un système qui ne peut être durable s’il menace son support écologique (Passet, 1979). Ces ‘environnementalistes du développement durable’ définissent les écosystèmes et les actifs environnementaux comme ‘capital naturel critique’, un capital qu’il convient de préserver (Turner et al., 1994). En effet, ces actifs environnementaux fournissent des services fondamentaux ainsi que des valeurs de non usage, uniques et irremplaçables. On parle ici d’approche écocentrée puisqu’il s’agit de protéger la vie de tous les êtres vivants. Dans ce cadre (cf. figure 2), la sphère des activités économiques est incluse dans la sphère des activités humaines, elle-même incluse dans la biosphère (Maréchal, 1996).

… à la pratique locale : l’exemple de la conservation
Les premiers mouvements environnementaux naissent aux Etats-Unis en réaction aux phénomènes de surexploitation des ressources naturelles, lorsque le progrès devient synonyme de conquête de la nature. C’est le paradigme de la conservation de la nature, basée sur une idéologie préservationniste d’une relation entre homme et nature forcément néfaste (Nash, 1989). Les ‘conservationnistes’ traditionnels voient alors la valeur esthétique, biologique et écologique d’un territoire, et les populations locales comme des obstacles à l’harmonie naturelle. Portés par des acteurs extérieurs au territoire, les projets de conservation de la nature ignorent souvent les dynamiques socio-économiques locales, les pratiques de gestion des ressources naturelles en place, les différents types d’usage associés à une ressource et les connaissances des acteurs locaux (Gomez-Pompa, 1992). En découlent des conflits liés à l’accès aux ressources naturelles et des perturbations des rapports homme- nature, premiers effets conduisant à des phénomènes d’exclusion sociale et de dégradation environnementale (Diegues, 1992). Pourtant, l’histoire nous a montré que nombreuses sont les communautés traditionnelles dont l’existence repose sur un système durable de gestion des ressources naturelles. A partir de l’établissement collectif d’une série de règles sociales, un régime de propriété commune est mis en place, système particulier de propriété qui assure la disponibilité sur le long terme des ressources collectives. Les comportements individuels liés à la gestion des ressources communes peuvent être régulés, ce qui assure la survie des communautés et la préservation des ressources (Ostrom, 1990). Il ne s’agit pas de défendre l’idée selon laquelle les acteurs locaux ont toujours évolué en harmonie avec la nature, mais simplement de souligner le fossé existant entre les bases théoriques de la conservation et ses résultats sur le terrain, un fossé qui pourrait se résorber si les conservationnistes prenaient davantage en compte les humains vivant sur le territoire en question (Abakerli, 2001). Car plutôt que d’intégrer l’ensemble des parties prenantes aux politiques de conservation, les porteurs du projet proposent aux acteurs locaux des compensations afin qu’ils se détournent peu à peu des ressources naturelles ; et si en apparence ces mesures semblent positives, elles ont souvent été proposées sans aucune étude des conséquences sur les stratégies des acteurs en question (Iied, 1994). Les politiques de conservation de l’environnement reposent souvent sur des instruments économiques, sociaux ou politiques (Weber, 1999), qui visent à réglementer les pratiques environnementales par des taxes ou des normes (Bontemps & Rotillon, 1998). Mais en voulant ainsi conditionner les interactions entre société et nature, le paradigme de la conservation peut renforcer les inégalités sociales et perturber le fonctionnement de l’environnement (Descola & Palsson, 1996). Un problème environnemental ne peut être abordé indépendamment des contextes économiques, sociaux et politiques dans lesquels il est ancré (Norton, 1991). De nombreux sociologues défendent la position selon laquelle une problématique socio-environnementale se construit, se définit et se négocie en fonction des acteurs impliqués (Hannigan, 1995). Après un siècle de dictature au nom des acteurs absents, peut-être est-il temps de considérer la valeur humaine d’un territoire au sein des politiques environnementales ; autrement dit, humaniser la conservation de la nature.

2.3.L’anthropocentrisme de l’homo economicus

De l’idée globale…
Figure 3 : L’approche anthropocentrée du développement durable
3.jpg

Les partisans de l’approche néoclassique du développement durable, approche dite de durabilité faible (Common & Perrings, 1992), considèrent que la nature n’a qu’une valeur instrumentale et comptent sur le progrès technique pour réparer tout dommage. Ici, les problèmes environnementaux sont dus à une inefficacité de l’allocation des ressources économiques. Dans cette approche, puisque le capital intègre l’ensemble des actifs naturels ainsi que les services environnementaux, on peut alors substituer à l’environnement de l’argent ou de l’éducation (Solow, 1993). On parle alors de la durabilité à la ‘Hartwick – Solow’, une logique qui revient à maximiser les compensations marchandes à la destruction de l’environnement (Froger, 2001). Ceux qui se situent dans ce courant de pensée (Dasgupta & Heal, Clark, ou Beckerman) dit anthropocentré du développement durable visent la maximisation des indicateurs économiques et identifient ainsi l’économie comme sphère englobant les sphères environnementale et sociale (cf. figure 3).

… à la pratique locale : l’exemple de la négociation
Sur un plan théorique, il existe deux approches philosophiques opposées de la négociation (Tessier, 1997). L’approche compétitive d’abord, dite aussi distributive ou gagnant-perdant ; c’est l’approche privilégiée par la culture occidentale. Ici, la négociation est fondée sur la compétition, la rivalité, l’opposition, le marchandage, et favorise des comportements distributifs, où satisfaire ses propres besoins est la seule chose qui compte, peu importe ce que veut l’autre. De façon métaphorique, ce sont alors les acteurs forts qui obtiennent le plus souvent la plus belle part du gâteau. Afin de pallier les effets néfastes de l’approche compétitive, chercheurs et praticiens ont mis en avant de nouveaux modèles de négociation guidée par des principes s’appuyant sur la coopération. C’est l’approche coopérative, dite aussi gagnant-gagnant, qui vise à obtenir des comportements intégratifs où satisfaire ses propres besoins est aussi important que satisfaire les besoins de l’autre (Fisher & Ury, 1983). L’objectif de la négociation n’est cette fois pas de gagner la plus grosse part du gâteau, mais de fabriquer un gâteau plus gros. Toutefois, ce modèle qui privilégie uniquement l’approche coopérative en excluant l’approche compétitive possède, de fait, ses limites notamment dans le cas de négociations collectives (Bourque, 1996), car des attitudes compétitives réapparaissent au moment du partage du gâteau.

Une approche assumant la nature mixte de la négociation semble plus appropriée, idée pourtant conceptualisée dès 1965 par Walton & Mc Kersie qui mettent en évidence la complexité et la nature à la fois distributive et intégrative de la négociation collective. Lax & Sébénius (1992), puis Mnokin & Al (2000), avec la théorie des tensions, proposent d’exploiter les sources de différences entre les parties (tensions) pour créer de nouvelles valeurs à partager. Le principe de base sous-jacent à la réalisation de gains communs à partir des différences consiste à opposer ce qu’une des parties trouve ou espère relativement peu coûteux (voire sans coût) avec ce que l’autre partie trouve ou espère de la plus grande valeur, et vice versa (Lax & Sébénius, 1992). Mais à l’échelle d’un territoire, dans un contexte multi-acteurs, ces principes intégratifs s’appliquent difficilement. Même si on peut en retenir quelques idées, notamment pour le règlement des conflits d’intérêt et de position, une solution négociée selon les principes du développement durable impose que l’on s’intéresse aux problèmes soulevés par les conflits de valeur morale, et que l’on réfléchisse à la place des acteurs faibles et des acteurs absents.

Les acteurs faibles : on peut définir les acteurs faibles par défaut comme ceux qui ne disposent pas des meilleurs atouts dans la négociation (charisme, pouvoir, relations…) pour imposer leur choix, leur valeur morale et défendre leurs intérêts. Leur présence à la table des négociations dans une démarche participative conduit à se poser deux questions : (1) comment éviter les recours (même non délibérés) à la loi du plus fort pour prendre les décisions ? Et (2) comment éviter les phénomènes qui freinent le processus de décision ? (Villeneuve & Huybens, 2002). Ces deux questions n’ont bien évidemment pas la même portée dans des processus à décideur unique, comme la consultation qui n’implique pas de négociation, ou comme la concertation qui implique une négociation limitée. Seule la démarche participative se traduit par une implication positive des acteurs dans la durée tout au long de l’élaboration d’un projet commun, dont ils ont eux mêmes la responsabilité (Agence de l’eau RMC, 2002). Si l’approche participative fait actuellement l’objet de nombreuses réflexions théoriques (Roche, 2002 ; Fiorino, 1996), les réalisations pratiques restent peu nombreuses et les expériences comme les SAGE [[ Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux ]] ou les Agenda 21 locaux progressent lentement.

Les conflits de valeur morale : il est possible d’appréhender la notion de valeur morale à travers le concept de représentation sociale (Moscovici, 1989), par le regard que portent les hommes sur les éléments naturels dont ils dépendent. En France, l’analyse des lois sur l’eau successives offre un bel exemple d’évolution et d’institutionnalisation des représentations sociales de l’eau : d’une représentation qualifiée de nature ressource dans les années 1960, la loi sur l’eau de 1964 institutionnalise celle de nature milieu, et la loi sur l’eau de 1992 celle de nature système (Aspe, 1999). En d’autres termes, l’eau passe du statut de ressource inépuisable au service de l’homme à celui de patrimoine de la nation. Cet exemple révèle l’aspect mouvant du regard porté sur la nature, des valeurs morales qui s’y rattachent et donc de la complexité des rapports homme-nature. Il oblige aussi à se poser de nouvelles questions quand on aborde l’aménagement du territoire du type : qu’est-ce qu’une belle nature ? Dans ce cas, deux groupes sociaux qui revendiquent la protection de la nature auront un conflit de valeur morale si le premier se réfère à l’idée de nature sauvage et de laisser-faire, et le second à l’idée de nature entretenue et de maîtrise. Il en découle ce que M. Conan (1994) appelle des morales d’aménagement différentes.

Les acteurs absents : il est possible de considérer les acteurs absents à l’aide du concept de biodiversité, énoncé en trois composantes indissociables : (1) une composante écologique stipulant que chaque écosystème actuel et son propre complexe d’espèces sont un héritage produit de l’évolution, (2) une composante éthique et philosophique postulant que nous avons le devoir de transmettre cet héritage aux générations futures, et (3) une composante économique tentant de qualifier en termes financiers les usages actuels et potentiels de cet héritage (Lévêque, 1994). Ainsi s’il est important de trouver une solution négociée aux conflits opposant des humains contemporains dans le cadre d’un projet d’aménagement du territoire, celle-ci ne doit pas être adoptée au détriment de cet héritage. La question qui se pose est donc la suivante : comment satisfaire les activités de nos sociétés modernes, tout en reconnaissant un droit d’existence au vivant biologique, au milieu naturel, et par voie de conséquence le droit des générations futures à en jouir ? La réponse à cette question est souvent envisagée à travers le concept de gestion intégrée, défini entre autre par la Loi sur l’eau de 1992 comme une nouvelle forme de gestion qui recommande de satisfaire l’ensemble des interactions d’ordre naturel, mais aussi et surtout d’intégrer les attentes, les pratiques, les différents usages dont les milieux aquatiques sont le support.

Ainsi, la théorie de la négociation et les processus qui en découlent s’occupent essentiellement de résoudre les conflits d’intérêtsentreacteursforts et de régler les problèmes du point de vue de notre société moderne. Mais quand il s’agit de gérer une ressource naturelle sur un territoire selon les principes du développement durable, alors la négociation montre ses faiblesses puisqu’elle est confrontée à des conflits de valeurs morales, plus subjectifs (Conan, 1994), et dévoile ses grands oubliés : les acteurs faibles et les acteurs absents.

2.4. Pour une approche socio-centrée ?

Globalement, ces deux visions du développement durable s’opposent. D’un côté, les anthropocentrés, pour qui le développement durable se définit en référence àl’augmentation du bien être humain. L’économie est alors clairement identifiée comme la priorité en matière de développement durable. De l’autre côté, les écocentrés, pour qui le fondement du droit à l’existence des non humains n’est plus utilitariste mais éthique. Dans ce cas, c’est la sphère environnementale qui est plus que centrale dans le débat. On tente alors des rapprochements entre les pro-croissance et les anti-croissance pour imaginer des stratégies gagnant – gagnant (Boehmer-Christiansen, 2002), mais sans que le volet social du développement durable ne soit représenté. Car des écologistes aux néo-libéraux donc, force est de reconnaître que rares sont ceux [[ Voir l’exception notable des travaux de l’axe « Développement socialement durable » du C3ED en France. ]] qui identifient la sphère sociale comme structurant le triptyque du développement durable. Intégrée dans l’environnement pour les uns, faisant partie de l’économie pour les autres, la dimension sociale du développement durable est systématiquement prise en tenaille et ne fait que rarement l’objet de débats enflammés entre environnementalistes et économistes. Mais si l’économie et l’environnement n’étaient que constructions humaines, alors pourrait-on envisager de développer une approche dite socio-centrée du développement durable ?

Figure 4 : L’approche socio-centrée du développement durable
4.jpg
Le Larousse définit le terme ‘social’ comme ce qui est relatif à une société, à une collectivité humaine, ou ce qui concerne les rapports entre un individu et les autres membres de la collectivité. Replacer l’homme au cœur des problématiques et réfléchir aux relations entre hommes ainsi qu’à ce qui relie l’homme à son environnement, voilà ce qui semble s’apparenter à une approche socio-centrée du développement durable (cf. figure 4).

3. Une proposition méthodologique ‘socio-centrée’ pour un développement durable territorialisé : l’acteur en 4 dimensions

3.1 – Problématique

Rendre une négociation plus écologique par la prise en compte des intérêts des acteurs absents ; rendre une conservation un peu plus humaine par la prise en compte des intérêts des acteurs faibles ; afin d’aborder cette idée d’approche socio-centrée du développement durable sur un cas concret, nous avons mis au point un modèle conceptuel d’analyse inspiré des méthodes de la sociologie que nous avons appelé l’acteur en 4 dimensions (4D). Cette méthodologie propose de s’intéresser aux relations humaines à travers le rapport social, étudié sous les dimensions coopération et conflit, et aux liens homme-territoire à travers le rapport patrimonial, étudié sous les dimensions cohabitation et domination. L’étude des relations humaines permet de mettre en évidence la nature et le rôle des acteurs faibles du territoire. L’étude des relations homme-territoire, quant à elle, permet de mesurer l’importance accordée aux acteurs absents (figure 5). Le tout vise l’« harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature ».

Figure 5 : Schéma fonctionnel de l’acteur 4D
5.jpg

Prenons le cas d’une problématique environnementale sur un territoire. En règle générale, toute concurrence pour l’accès à une ressource naturelle génère des conflits entre parties intéressées. Face à ce constat, certains trouvent la solution dans le consensus et proposent des méthodes de résolution de conflits ; ils se concentrent ainsi sur les rapports entre humains ou rapport social [[ Un rapport social se définit comme les relations entre humains contemporains (acteurs) ]] (Crozier & Friedberg, 1977 ; Quivy & van Campenhoudt, 1995). D’autres, au contraire, pour protéger cette ressource, vont jusqu’à en interdire l’accès  ; ils se concentrent alors sur les rapports homme-territoire ou rapport patrimonial [[ Un rapport patrimonial se définit comme les relations entre un acteur et sa nature d’une part (milieu naturel, êtres vivants non humains) et sa culture d’autre part (générations passées et générations futures) ]] dans une optique de conservation (Nash, 1989). Il nous semble intéressant de combiner ces deux approches pour concilier intérêts humains et préservation de la ressource. Dès lors, nos réflexions sont guidées par la question de départ suivante : comment s’articulent rapports social et patrimonial autour des relations et pratiques humaines liées à un bien commun environnemental ? Cette question nous conduit à poser les hypothèses suivantes (tableau 1), hypothèses qui n’ont pas pour ambition de construire un nouveau modèle sociologique théorique mais de servir de bases pour un diagnostic territorial pertinent.

Dans un contexte d’aide à la négociation, notre contribution vise à mieux comprendre les relations entre humains en complétant l’analyse sociale classique par l’étude des liens homme-territoire. Dans un contexte d’aide à la conservation, notre contribution vise à mieux comprendre les pratiques en complétant l’analyse environnementale classique par l’étude des liens entre acteurs. Plus globalement, par notre approche transdisciplinaire, nous espérons faciliter la mise en place d’un processus de gouvernance pour une gestion intégrée et participative des ressources naturelles sur un territoire (cf. figure 5).

Tableau 1. Récapitulatif du travail de recherche
|Concept|Objectif|Contexte|Hypothèse|
|Rapport social|Caractériser la relation entre humains (conflit / coopération)|Les relations humaines s’énoncent à travers un rapport social |(1) Les relations humaines s’expliquent aussi par un rapport patrimonial|
| |Aide à la négociation|La négociation prône l’entente entre humains contemporains |2) L’obtention d’un consensus entre humains contemporains peut amener à la dégradation d’un bien commun environnemental|
|Rapport patrimonial|Caractériser la relation homme – territoire (domination / cohabitation)|Les pratiques environnementales s’énoncent à travers un rapport patrimonial|(3) Les pratiques environnementales s’expliquent aussi par un rapport social|
| |Aide à la conservation|La conservation prône la prise en compte des acteurs absents|(4) Certaines pratiques conservationnistes peuvent générer des conflits entre humains contemporains|
|Perspective|Un développement durable n’est envisageable que s’il intègre les acteurs absents et les humains contemporains (acteurs forts et acteurs faibles)|

3.2 – Cheminement méthodologique

Rapport social : la théorie de l’acteur social
Nous nous inspirons des sciences sociales et notamment de la théorie de l’acteur social pour étudier le rapport social sur un territoire. L’acteur social est défini par la nature du rapport social dans lequel il est engagé. Cet acteur peut être individuel ou collectif. Dans tous les cas, un rapport social se présente comme une coopération conflictuelle d’acteurs qui coopèrent à une production mais qui entrent inévitablement en conflit en raison de leurs positions inégales dans la coopération ou, ce qui revient au même, de leur emprise inégale sur les enjeux de leur coopération (Quivy & Van Campenhoudt, 1995). Il s’agit donc de situer un acteur donné par rapport aux autres sur un plan de coopération conflictuelle, c’est-à-dire d’évaluer le potentiel de l’acteur à coopérer ou entrer en conflit. Pour ce faire, ce potentiel sera mesuré à partir d’une série de composantes, elles-mêmes définies par plusieurs indicateurs. Au final, le rapport social peut faire l’objet d’une représentation graphique, grâce à un indice de coopération et de conflit, calculé pour chaque acteur. Une telle représentation peut paraître schématique mais permet néanmoins de situer un acteur dans un espace défini par les deux dimensions du rapport social. On peut ensuite comparer les acteurs entre eux et mesurer leurs différences, notamment dans l’exploration de la nature et du rôle des acteurs faibles du territoire.

Rapport patrimonial : le concept de patrimonialisation
Classiquement, les sciences humaines en général et la sociologie en particulier ont été amenées à trop autonomiser leur objet d’étude qui s’est alors trouvé réduit à l’étude des seuls liens sociaux entre humains contemporains. Dans le cadre d’études environnementales, cette démarche conduit souvent les sociologues à dissocier l’organisation sociale de l’état du milieu naturel, à s’intéresser à l’acteur d’un système en tant qu’acteur social uniquement, et à privilégier l’étude des seuls rapports sociaux pour comprendre le fonctionnement d’un territoire (Jollivet & Pena-Vega, 2002, Leroy, 2001). L’homme moderne, considéré à travers la théorie de l’acteur social, a ainsi été construit seulement social et seulement actuel. Deux aspects fondamentaux ont été dissociés de son étude et lui sont pourtant intimement et intrinsèquement liés : la nature (milieu naturel et vivant biologique) et la ‘tradition’ (générations futures et passées) (Micoud, 2000). C’est en intégrant ces deux valeurs, étudiées à travers ce que nous appelons ‘rapport patrimonial’, que le concept d’acteur en 4 dimensions prend tout son sens. Nous avons voulu aborder l’acteur non seulement selon les relations qu’il entretient avec les autres (rapport social) mais aussi selon les liens qu’il a tissés avec différents objets qui composent le territoire (rapport patrimonial), d’un point de vue naturel ou culturel. Il s’agit ici de comprendre comment les humains contemporains (acteurs du territoire) perçoivent les acteurs absents afin d’évaluer ce qui relie aujourd’hui acteurs et territoire. Pour chaque acteur, nous choisissons de mesurer sa volonté de cohabiter (dimension cohabitation) avec son territoire ou de le dominer (dimension domination), grâce à une série d’indicateurs. Grossièrement, un acteur aura tendance à cohabiter avec son territoire s’il tient compte des générations futures et du vivant biologique dans ses projets ; un acteur aura tendance à dominer son territoire s’il ne tient compte que de ses intérêts propres. Comme pour la théorie de l’acteur social, nous représentons la relation de cohabitation dominatrice sur un graphique pour comparer les acteurs entre eux.

3.3 – Résultat : l’empreinte territoriale

Au final, chaque groupe d’acteurs présente ce que nous appelons une empreinte territoriale, empreinte qui résulte de la combinaison du rapport social et du rapport patrimonial (figure 6). Chacune des 4 dimensions est renseignée par une série de composantes (1-7 et a-e sur la figure 6), elles-mêmes évaluées par plusieurs indicateurs. C’est par l’analyse des entretiens, des comptes-rendus de réunion et autres supports d’information que nous pouvons attribuer une note à chacun des indicateurs. L’empreinte territoriale, obtenue par report de ces notes sur un graphique, correspond à une radiographie des acteurs. On peut par exemple identifier les acteurs les plus disposés à négocier, c’est-à-dire les plus ouverts au dialogue ; ensuite, ceux qui portent au sein de leurs objectifs les enjeux des acteurs absents, qu’il sera essentiel d’intégrer au processus de négociation. Nos hypothèses décrivent 4 types de relations potentielles sur un territoire. L’acteur en 4D permet d’analyser de quelles manières ces relations se matérialisent, c’est-à-dire dans quelle mesure elles constituent un frein ou un moteur dans l’élaboration d’un projet de gestion intégrée et participative d’un bien commun environnemental. Afin de mieux comprendre cette proposition, on peut illustrer chacune des hypothèses  à l’aide d’exemples :

Hypothèse 1 : les relations entre humains s’expliquent aussi par le rapport patrimonial. Notre méthodologie nous permet de déceler les convergences et divergences de valeur morale associée à un objet du territoire, et leurs effets sur les relations entre humains. Par exemple, certains considèrent un fleuve comme un emblème et se sentent agressés par ceux qui l’appréhendent comme un risque. Il en découle deux morales conflictuelles d’aménagement du fleuve.

Hypothèse 2 : l’obtention d’un consensus entre humains contemporains peut amener à la dégradation d’un bien commun environnemental. L’acteur en 4D fournit une liste d’objectifs sur lesquels les acteurs s’entendent, et décèle si ces objectifs tiennent compte ou non des acteurs absents. Si aucun acteur contemporain n’en tient compte, de manière délibérée ou non, un consensus peut alors se faire aux dépens des acteurs absents, et aboutir à la dégradation d’un fleuve par exemple.

Hypothèse 3 : les relations homme-nature s’expliquent aussi par le rapport social.
Notre méthodologie nous permet d’estimer l’importance d’une relation sociale (conflit de positions ou affinités, convergence ou divergence d’intérêts) dans un rapport au territoire. Par exemple, la pression sociale d’un acteur fort sur un acteur faible ou une pression financière peut amener un groupe à dégrader un objet du territoire.

Hypothèse 4 : la préconisation des bonnes pratiques environnementales peut générer des conflits entre humains contemporains. L’acteur en 4D nous indique si une action proposée par un acteur est considérée comme légitime ou illégitime par les autres. Par exemple, la mise en place d’un sanctuaire de la nature sans tenir compte des activités locales peut amener à de nombreux conflits ; dans ce cas, ce sont les acteurs faibles qui se trouvent lésés.

Le modèle de l’acteur en 4D (cf. figure 6), qui tient compte à la fois des liens entre hommes et des liens homme-territoire, peut ainsi procurer un appui de taille pour une négociation environnementale. Tout d’abord, les empreintes territoriales permettent une représentation synthétique et statique des acteurs ; empreintes qui, une fois combinées à l’analyse du discours, aboutissent à une représentation dynamique du jeu d’acteurs. Ensuite, la superposition des empreintes territoriales permet de visualiser si les acteurs en présence sont porteurs des enjeux des acteurs faibles et absents (Sébastien & Paran, 2003), en comparant les notes obtenues sur différents indicateurs du modèle. Cette comparaison permet aussi de préciser les points de divergences et de convergences entre acteurs, ce qui peut constituer une base de dialogue. Par contre, il faudra veiller à ce que les résultats ne soient pas utilisés dans un but de manipulation et qu’ils n’amènent pas à une cristallisation définitive des positions des acteurs. L’acteur en 4D pourrait s’avérer utile à des gestionnaires de projets qui voudraient s’implanter sur un territoire en préservant à la fois le tissu social et le milieu environnemental, ou à un médiateur (paysagiste expert-conseil, éco-conseiller, ‘social-scientist’…) accompagnant un projet d’aménagement du territoire. Dans un tel contexte, le médiateur pourrait se faire le porte-voix des acteurs faibles et le porte-parole des acteurs absents.

Figure 6 : l’empreinte territoriale selon l’acteur en 4D
6.jpg

Conclusion

Comment s’articulent rapports social et patrimonial autour des relations et pratiques humaines liées à un bien commun environnemental ? Tâcher de décrire et de représenter les relations entre humains, ainsi que celles entre humains et patrimoine naturel, à l’échelle d’un territoire dans le cadre d’une problématique environnementale : voilà ce que propose ce modèle conceptuel d’analyse qui pourrait s’apparenter à une approche socio-centrée du développement durable et représenter une base de travail pour l’organisation d’une démarche de gestion intégrée et participative des ressources naturelles.

Le modèle de l’acteur en 4D est actuellement testé sur deux hydrosystèmes radicalement différents : d’abord dans la Plaine du Forez, en France, une plaine agricole traversée par la Loire, encadrée par les Monts du Forez et ceux du Lyonnais. Ensuite, sur l’hydrosystème des pentes du Kilimandjaro, en Tanzanie. Nous nous intéressons ici à la problématique de l’eau au niveau local et apprécions notre territoire d’étude en tant qu’hydrosystème. La ressource en eau concerne une multiplicité d’acteurs, recouvre une multitude d’usages et revêt un caractère vital. Y sont associées les notions de risque, de complexité et d’incertitude. Dans ce contexte, la gestion d’une telle ressource se pose en termes de gouvernance, puisqu’il s’agit de préserver un bien commun environnemental tout en assurant les besoins en eau des sociétés actuelles. Si la gouvernance de l’eau est parfois approchée au niveau global, c’est au niveau local que la participation des acteurs faibles ou absents de la décision prend tout son sens (Agences de l’eau, 2002). Le travail a consisté dans un premier temps à identifier chaque groupe d’acteurs concerné par la problématique de l’eau sur un territoire (Oieau, 2000, Agences de l’eau, 2000). Ensuite, un guide d’entretien ouvert et approfondi mais néanmoins ciblé a été élaboré en s’inspirant de la méthode de stratégie patrimoniale (Ollagnon, 1989) qui permet de saisir les qualités émergentes de l’hydrosystème et du complexe multi-acteurs ainsi que les actions engagées au niveau local comme global. Finalement, il a fallu organiser le traitement des données pour renseigner le modèle en décortiquant le discours des acteurs en trois sous-ensembles : pratiques, préférences et savoirs (Donnadieu, 2002 ; Blanchet et Gotman, 2000), vis-à-vis du territoire, de l’hydrosystème, du complexe multi-acteurs et du groupe lui-même. Les données ainsi structurées sont analysées à l’aide du modèle de l’acteur en 4D caractérisé par le rapport social et le rapport patrimonial.

L’originalité du modèle de l’acteur en 4 dimensions réside dans l’analyse combinée du rapport social et du rapport patrimonial sur un territoire, autrement dit dans l’objectif d’une harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature (CMED, 1988). Cet outil permet de créer du lien entre défense des intérêts humains et préservation des non humains, afin que l’ensemble des points de vue soient pris en compte dans la décision. Appréhender une problématique environnementale sur un territoire et réconcilier les sphères sociales et environnementales du développement durable : l’acteur en 4D peut trouver sa place en tant qu’élément structurant d’un tel défi.