Kyoto et le retard français

Le débat sur l’effet de serre est enfin lancé. L’appel des économistes et l’article d’Olivier Godard (Le Monde du 23 et du 25 octobre) viennent apporter des contributions plus proches des enjeux que les revers de main méprisants dont nous avions été gratifiés jusqu’à présent. La France semble sortir enfin du cercle vicieux dans lequel la sous-information et le manque d’intérêt se renforcent mutuellement.

Notre pays, absent de certaines enceintes, coupé de certains réseaux, n’avait pas conscience des réels enjeux du développement durable, qui est au coeur de véritables stratégies géopolitiques dont l’actuelle négociation sur le climat n’est que l’élément le plus visible. Ces stratégies visent à maîtriser simultanément les flux financiers, les technologies propres, les informations (Internet) et les réseaux d’influence (les ONG).

Dans ces quatre domaines, la France accuse un retard préoccupant. Elle n’aide même pas les pays francophones africains dans le secteur d’Internet. La recherche-développement dans le domaine de l’énergie consacre près de 80 % de son budget au nucléaire, seulement 1,4 % aux énergies renouvelables et 3,3 % aux techniques économes en énergie.

Malgré sa pugnacité et sa conviction, Corinne Lepage n’a pu mobiliser ses collègues sur ces thèmes. Aujourd’hui, Dominique Voynet semble seule à porter l’étendard du développement durable.

Alors que c’est le président Clinton qui s’implique sur la négociation « climat », c’est la ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement qui s’exprime, et pas Lionel Jospin ou Jacques Chirac. Probablement parce que le thème est perçu comme faisant strictement partie de la rhétorique « écologiste » définie comme une province isolée de la réflexion sociale et économique. C’est sans doute pour cela que la globalité de l’enjeu n’est pas encore perçue.

La problématique de Kyoto, la conférence des parties de la convention climat de décembre prochain, est de réduire les émissions des gaz à effet de serre. Trois niveaux de décision s’emboîtent : 1) Le choix de stabiliser, à terme, à deux fois la concentration du début de la révolution industrielle : c’est un choix largement arbitraire qui se situe dans la moyenne des scénarios étudiés. 2) La répartition de cette contrainte il a été décidé (mandat de Berlin) de porter d’abord l’effort sur les pays développés. Kyoto décidera explicitement ou implicitement de quotas par pays. 3) La méthode permettant d’atteindre ces objectifs.

Le problème critique est le point 2, la règle de répartition des quotas de rejets de gaz à effet de serre. La référence considérée comme équitable est purement politique et subjective, mais c’est la base psychologique de la négociation. Il y a trois références principales et des variantes qui peuvent tenir compte de leur « applicabilité ».

La référence actuelle est la diminution proportionnelle au point de départ en 1990. Elle a l’avantage de la simplicité : chaque pays développé doit diminuer en 2010 ses rejets de 15 % selon la proposition européenne, ou seulement de 0 %, selon la dernière proposition américaine.

La deuxième référence, jugée comme économiquement rationnelle, est celle de l’égalité des coûts marginaux d’élimination du carbone émis qui permet de concentrer les efforts là où ils sont les moins chers.

La troisième référence, celle d’un quota par tête, lui apparaît la plus équitable. C’était la proposition à Rio de l’Indien Anil Agarwall. Pour appliquer concrètement l’un de ces principes, trois méthodes peuvent être mises en place :

Des quotas par pays, à charge pour chacun d’entre eux de définir politiques et mesures pour atteindre ces objectifs. Il faut aussi définir au niveau international des moyens de contrôle et de police ainsi que des sanctions éventuelles.

Un outil fiscal, avec différentes variantes. Le produit de la taxe peut être entièrement réaffecté dans les pays euxmêmes, par exemple à la politique de l’emploi, au nom du principe du double dividende qui propose simultanément de diminuer la consommation des ressources rares et de favoriser l’emploi. Il peut être totalement ou partiellement reversé dans l’aide au développement (seconde partie de la proposition d’Anil Agarwall).

Le marché. Les acteurs ou les pays se voient attribuer un quota de pollution, à charge pour eux d’échanger sur le marché, en vendant ou en achetant ces droits à polluer. Le marché devrait permettre l’égalisation des coûts marginaux et donc conduire à l’investissement optimal. Mais cette méthode crée une rente qui dépend des quotas alloués initialement.

Une réduction de 15 % conduirait par exemple à un coût de réduction de la tonne de carbone émise à 125 dollars aux Etats-Unis, 200 dollars dans l’Union européenne et 350 dollars au Japon. La mise en place d’échanges de droits à polluer entre ces pays pour rapprocher les coûts marginaux à près de 170 dollars, donc optimiser les coûts globaux, permettrait aux Etats-Unis d’être exportateurs de droits à polluer vis-à-vis de l’Union européenne ou du Japon.

Les plus pollueurs disposeraient ainsi d’une sorte de rente qu’on pourrait appeler les « carbo-dollars ».

Les permis négociés pourraient être acceptables à condition que les quotas soient équitables, que les prix soient suffisamment incitatifs, et que les moyens de contrôle et de police existent. Pourquoi refuser un mécanisme du marché si celui-ci conduit à des niveaux de prix correspondant à l’optimum économique, à ceux que l’on aurait fixés de façon plus politique par une taxe ? Les résultats pourraient être proches, même si les fondements idéologiques et politiques sont différents.

Mais la dynamique qui en résulterait pourrait réserver des surprises : en créant une rareté, on crée une rente. Malgré leurs bases idéologiques, les citoyens américains ne pourront accepter à long terme que cette rente soit empochée par le secteur privé. Les conditions pourraient être réunies de la transformer en une taxe.

En Europe, la mise à sa place d’un outil économique, comme une écotaxe, permettrait le redéploiement fiscal vers une baisse des charges sociales : faire payer plus cher l’énergie, et moins le travail, c’est le double dividende d’une politique de développement durable.

Ce qui deviendrait impossible à faire coexister avec n’importe quelle organisation de marchés de permis, en particulier avec des permis gratuits, car cela créerait des distorsions de concurrence vite inacceptables.

Ce n’est pas les droits à polluer qui sont contestables, mais le calcul des dotations initiales. Une méthode progressive fondée à terme sur des quotas par tête serait la plus équitable.

Elle pourrait être acceptable par les pays du Sud qui pourraient rentrer dans la négociation, et elle ne désavantage pas trop la France. Les Etats-Unis demandent que les pays du Sud s’impliquent. Ils ont raison : c’est nécessaire, même à court terme.

La Chine, par exemple, construit aujourd’hui son infrastructure lourde qui fixera son profil de consommation et donc de pollution pour cinquante ans. Se lamenter sur la responsabilité ancienne des pays développés est pure rhétorique. Par contre, un objectif de convergence à long terme des impacts par habitant est beaucoup plus porteur d’espoirs, car il peut déboucher sur des mécanismes opérationnels, comme des… permis négociables. Il doit aussi conduire tout de suite à des transferts de technologies.