En finir avec la doxa économique sur le changement climatique

Les modèles macroéconomiques usant de la fiscalité pour « inciter » à la transition ont fait leur temps. Place aux initiatives issues du terrain, capables de modifier l’économie réelle, plaide l’écologue Christian Brodhag

La lutte contre les changements climatique a reposé sur des approches économiques qui touchent aujourd’hui leurs limites. Lors de la conférence de Kyoto (la COP3, en décembre 1997) deux approches s’opposaient : d’un côté une approche institutionnelle – celle des « politiques et mesures » – défendue notamment par l’Europe ; de l’autre, une approche par les outils du marché, soutenue par les Etats-Unis. Ces derniers ont réussi à imposer un marché des permis d’émission dans le protocole de Kyoto. Le paradoxe est que les Etats-Unis n’ont pas ratifiés l’accord qu’ils avaient imposé, et que l’Union Européenne a finalement adopté le marché de permis pour certains secteurs économiques.

Le raisonnement économique est d’apparence simple : les rejets des gaz à effet de serre sont dû au fait qu’il n’y a pas de prix au CO2. Celui-ci est une externalité négative qu’il convient d’internaliser. Le marché des permis favorise les investissements d’atténuation des émissions là où ils sont les moins cher, et les secteurs où ce coût est élevé achètent des crédits. Ce mécanisme, qui permet d’investir là où c’est le plus efficace, est paré d’un vernis de « rationalité » économique. Une des justifications de la supériorité de cette approche sur les « politiques et mesures » est que les administrations seraient moins bien placées que les entreprises pour décider des solutions optimales.

Cette rationalité simple appliquée à des secteurs industriels par l’Europe est en fait mise en défaut par le fait que contrairement à un marché qui gère des raretés réelles, la « rareté » du CO2 est créée par la puissance publique qui alloue des quotas. Du fait d’un défaut bien connu de la régulation publique – l’asymétrie de l’information entre le régulateur et régulé -, les quotas ont été trop largement distribués, conduisant à un prix de marché instable et faible. L’avantage supposé d’un système dans lequel les objectifs de réduction étaient prévisibles (les quotas) mais où le prix du carbone était fluctuant, s’est révélé être un handicap pour les entreprises. L’économie réelle, différente de celle des modèles de simulation, a en effet besoin de visibilité à long terme pour rationaliser ses investissements et d’un cadre réglementaire le plus universel possible pour ne pas fausser la concurrence.

L’échec évident du système de taxation carbone n’a pas fait l’objet d’une réelle analyse critique

L’échec évident du système hérité de Kyoto n’a pas fait l’objet d’une réelle analyse critique, car ses théoriciens – macro-économistes économètres et modélisateurs – tiennent encore le haut du pavé dans la recherche et la prescription sur le sujet. Ils se sont ralliés aujourd’hui à un autre outil du marché, la fiscalité qui permet de fixer un prix du carbone. La rationalité économique est sauvée, le prix du carbone est fixé par les pouvoirs publics avec une progressivité dans le temps qui donne de la prévisibilité aux investissements privés et le temps aux acteurs de s’adapter. Cela implique que cette progressivité soit crédible d’où la fermeté affichée aujourd’hui face à la révolte des « gilets jaunes ».

Renverser les perspectives

Mais ce système a deux défauts fondamentaux : l’unicité du prix du carbone et l’affectation de la rente fiscale. Le concept d’une tarification identique du carbone en tous lieux et pour tous les acteurs ne tient pas compte de la diversité des situations et de la capacité à payer. Il est d’autant plus difficile à justifier que des secteurs internationaux comme les transports aérien et maritime y échappent. Le niveau de taxe qui modifierait leur comportement serait des toutes façons bien trop élevé pour être acceptable par la société.

Si le prix politiquement acceptable ne peut conduire à diminuer les émissions, il faut aussi considérer l’usage de la rente fiscale. Or l’objectif politique actuel est de taxer l’environnement pour alléger le coût du travail. Ce raisonnement macro-économique justifie la captation de la rente par le budget général de l’Etat.

On peut opposer à ce raisonnement un autre raisonnement centré cette fois sur l’économie réelle et sur l’usage de cette rente dans la transition écologique pour créer des emplois, stimuler les innovations, informer et offrir les solutions, qui auront pour effet de… baisser la contribution à la taxe carbone.

La fronde des « gilets jaunes » est particulièrement soutenue par les néoruraux éloignés de plusieurs dizaines de kilomètres de leur emploi urbain. L’arrêt de cet étalement urbain, désastreux en termes de changement climatique, appelle des mesures institutionnelles et économiques, liées au foncier notamment. Alors que des mesures sociales d’aide à ces néoruraux risquent en revanche d’encourager la tendance à l’étalement et… d’augmenter la contribution à la taxe carbone.

Une approche institutionnelle de la régulation du climat, promouvant des solutions concrètes répondant aux situations réelles, doit être construite avec tous les acteurs, notamment les citoyens. La réflexion doit être menée à chacun des niveaux – collectivités locales, secteurs économiques et entreprises – pour élaborer des stratégies visant zéro carbone en 2050, avec des échéances annuelles.

Il faut pour cela mobiliser toutes les innovations techniques, sociales et organisationnelles en accélérant leur diffusion, tant par des incitations financières qu’institutionnelles.

– Diffuser dans le domaine de l’habitat toutes les solutions, y compris frugales, permettant de baisser la consommation d’énergie et d’utiliser des matériaux bas carbone tant dans le neuf que dans la réhabilitation.

– S’attaquer à la mobilité subie en rapprochant le logement du travail et des services et en conditionnant les nouvelles urbanisations, les nouveaux services et les zones d’activité à la proximité de celles existantes et à l’accessibilité de transports collectifs. Dès maintenant mettre en place une plate-forme de mobilité publique combinant covoiturage et transports publics avec une facilité d’usage égale à Uber et un arrangement tarifaire équitable.

– Généraliser l’approche cycle de vie des produits et services en rendant compte aux consommateurs et en prenant en compte l’usage et les changements de comportement.

Cette approche par les solutions, renverse les perspectives en imprimant un mouvement de bas en haut et non plus descendant. Le numérique et les données massives permettent d’évaluer et de suivre le cap des politiques menées et d’intensifier les transferts pour massifier la diffusion de ces solutions locales. Dans le cadre d’une telle politique, la fiscalité carbone est un élément, et non plus la clé universelle.

Christian Brodhag, Délégué Interministériel au Développement durable de 2004 à 2008, est président de Construction21, média international consacré aux « villes durables », et du Pôle écoconception, association d’industriels promouvant la performance par l’analyse du cycle de vie.