Discours pour la remise de l’Ordre National du Mérite à Albert Mathon

Ce discours[[Ce discours a été prononcé à l’exclusion des parties en italique.]] a permis de développer les principes de management d’Henri Fayol qui apparaissent aujourd’hui d’une grande actualité près de 90 ans après la parution de Administration industrielle et générale.


Je suis très honoré qu’Albert fasse appel à moi pour cette cérémonie solennelle. Surtout que c’est la première fois que je me livre à cet exercice.
Il me semble qu’il y a plusieurs façons d’aborder un tel discours et dire tout le bien que nous pensons d’Albert Mathon. J’ai pensé à trois façons.

La première aurait été celle de parler de moi. Vous avez remarqué, c’est fou ce que les gens aiment parler d’eux-mêmes, même s’ils ne sont pas au centre de la situation. Bien entendu, je ne parlerai pas de moi, bien que… j’adorerais.

La seconde aurait été celle de parler de celui qui reçoit cette distinction. De vanter tous les mérites d’Albert Mathon et les bonnes raisons qui l’ont conduit à pouvoir accrocher un ruban à sa boutonnière. Je ne le ferai pas. Non pas qu’il n’y ait mille bonnes raisons de le faire. En effet, j’aurais pu commenter, point par point une carrière bien remplie, pour un ingénieur des Mines de Paris, qui sans doute par abnégation va faire sa carrière aux Mines de Saint-Etienne. Par les temps qui courent, ce fait pourrait justifier en lui-même cette décoration.
Non je crois que le mérite d’Albert est celui d’avoir maintenu une présence à l’Ecole en harmonie avec Alexandre Coinde à qui je souhaite au passage rendre aussi hommage. Cette présence, c’est celle de l’héritage de Henri Fayol et de son administration industrielle et générale, reconnu aux Etats-Unis et méconnu en France. Les grands techniciens et scientifiques de l’Ecole comme Fourneyron ou Beaunier, ont plus marqué la mémoire, alors que tous sont présents au fronton de notre école.

Vous me permettrez d’ailleurs une parenthèse sur ce sujet, comme vous l’avez remarqué la place centrale du fronton reste vide, je dois malheureusement me résoudre à considérer qu’elle ne sera ni pour Albert ni pour moi, ce qui évitera de nous fâcher.
Non je n’évoquerais pas non plus ses responsabilités comme Directeur de l’Enseignement et de la Formation, et ses célèbres schémas conceptuels. Non, nous laisserons ce discours pour dans quelques années quand il prendra sa retraite.

Alors la troisième façon d’aborder un tel discours est de parler de nous, de nous deux. Pourquoi lui, pourquoi moi ? Pourquoi a-t-il souhaité que je partage avec lui ce moment exceptionnel ? Voilà la question que je me suis posée.
Ma première rencontre avec Albert s’est déroulée aux Etats-Unis il y a presque jour pour jour 30 ans. Albert est donc ce qu’on appelle un ami de trente ans. J’étais alors en seconde année à l’Ecole dans l’option chimie environnement alors dirigée par M. Gilbert qui assurait dans ce domaine un rayonnement national à notre école. Nous avons d’ailleurs appris là bas sa brutale disparition, qui a précédé de peu d’années celle de l’axe environnement. Albert, tu étais alors responsable de l’option gestion et accompagnait le voyage d’option aux Etats-Unis. Je m’étais subrepticement introduit dans ce groupe du fait de la défection très tardive de Robert Mahl, et j’ose l’espérer grâce à ma maîtrise de l’anglais et de l’environnement qui était un des deux thèmes de la mission.
Mais nos liens ne se limitent pas à être amis de trente ans, car cette valeur est aujourd’hui largement dévalorisée.
Second lien et point commun, quand nous entendons le mot « paradigme » nous ne sortons pas notre dictionnaire.

Enfin je pense qu’au-delà des péripéties que nous ont imposées les restructurations de l’Ecole, nous avons un point commun c’est celui de situer notre pensée entre le cristal et la fumée. Le passage du cristal à la fumée, ce n’est pas brûler du charbon dans une centrale, mais fait référence à un champ de connaissances et de compétences celui de la complexité. Prigogine le prix Nobel, Atlan (que je viens de citer), Bertalanfy ou Morin quelques noms dont nous avons partagé la lecture.
J’ai moi-même quitté le cristal des céramiques en espérant ne pas partir en fumée.
J’ai quitté le cristal, car je pouvais difficilement considérer qu’un modèle de grains assimilables à des sphères était supérieur à l’observation de la réalité complexe permise par l’informatique. Comme tu ne le sais peut être pas j’ai été pour cela viré du bureau de René Thom. L’auteur de la théorie des catastrophes n’avait pas accepté que j’ose lui demander si des phénomènes observables et maîtrisables par l’informatique ne pouvaient être considérés avec le même intérêt que ceux qui étaient accessibles à la formalisation mathématique. « Vos jouets informatiques vous empêchent de penser » m’avait t’il lancé. Mais nous étions à la fin des années 1970.

Revenons à Fayol, que nous n’avons en fait pas quitté.
Qu’est ce que l’ingénieur des Mines sinon que l’organisateur d’un grand chantier, d’une grande organisation ? Le management, les organisations, la gestion des projets bien entendu appliqué à l’objet technique, voilà les racines que tu représente à l’Ecole et que je partage. J’ai toujours été frappé par le fait que Fayol était universellement connu, un des 10 penseurs de l’histoire mondiale du management, et que le fait qu’il soit issu de l’Ecole des Mines de Saint-Etienne était universellement ignoré. Son actualité repose dans le fait que Fayol n’a pas édicté des règles, mais il a proposé des principes de management, des lignes directrices déduites de son expérience concrète dans la Société industrielle et minière de Commentry-Fourchambault, c’est à dire de l’observation de la réalité. Pour lui la théorie est au service de la réalité et non l’inverse.
Fayol considère que les dirigeants ne doivent pas seulement se préoccuper de commander et de contrôler, ils doivent aussi prévoir, organiser, coordonner. Toutes choses qui sont essentielles à l’heure du développement durable qui accorde tant d’importance au long terme, et à la gouvernance qui est l’art de la coordination. La vulgate du Fayolisme n’a gardé malheureusement que l’unicité du commandement et de la direction, ou la division du travail plus attribuée à Taylor. Mais ce ne sont que 3 de ses 14 principes, bien des autres sont aujourd’hui plus pertinents. Certes un peu teinté de paternalisme, Fayol est un humaniste. Je ne résiste pas à l’envie de vous rappeler quelques principes.

Principe 2 : l’autorité personnelle, qui est le complément indispensable de l’autorité statutaire, attribuée par la fonction, est faite d’intelligence, de savoir, d’expérience, de valeur morale, de don de commandement.

Principe 6 : la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général.

Principe 11 : l’équité qui va plus loin que la justice car cette dernière se limite souvent à des règles.

Principe 7 : la rémunération équitable du personnel. On voit à travers ces principes que la très actuelle réflexion éthique est déjà perçue par Fayol.

Principe 8 : l’équilibre entre centralisation et décentralisation, on parlera aujourd’hui délégation de responsabilité ou de subsidiarité dans l’administration de la chose publique.

Principe 13 : l’initiative reconnue même au plus modeste. C’est en cela que Fayol s’oppose à Taylor, il reconnaît l’apport des qualités de chaque individu, alors que Taylor essaie au contraire de rendre le travail indépendant de tout savoir-faire ou aptitude particulière. On parle aujourd’hui de compétence ou d’empowerment que nous traduisons par « capacitation ».

Principe 14 : l’union du personnel qui privilégie l’harmonie des relations plutôt que la communication écrite.

Alors que son contemporain Talor est déterministe, Fayol est pragmatique et ses principes résistent au temps en étant toujours d’actualité et résistent à la complexité qui est la caractéristique du monde contemporain et donc de son management. Taylor s’appuie sur une vision mécanique et Fayol sur une vision organique.

J’arrête ici de parler de Fayol, pour revenir à nos relations que nous n’avons pas quitté en fait..

Je tiens à profiter de la parole pour te faire deux reproches Albert, en effet, tout n’est pas rose entre nous, amis de trente ans : un reproche grave et un plus véniel. Le reproche grave c’est que tu sais danser le Mambo et pas moi, mais avec le temps je m’en suis consolé.
Le second est moins grave, tu m’as fait venir en STRAD, stratégie du développement. J’ai quitté pour toi les céramiques, pour rejoindre ton centre. Mais à ce moment tu l’as quitté en prenant la direction des Enseignements et de la Formation. Le cap que tu avais tracé a éclaté en même temps que le département SIMADE. Il ne t’a pas échappé Albert, que je viens d’écrire avec l’AFNOR des lignes directrices pour aider les entreprises à élaborer leurs stratégies du développement durable, c’est-à-dire STRADD avec deux D. La preuve que je ne t’en veux pas.

Je crois que c’est pour cette complicité intellectuelle que tu as fais appel à moi. Et c’est pour elle que je rends hommage à ta vision.

Je sais que tu as un projet pour les prochaines semaines, mais ce projet sera facilité par les relations que tu maintiendras avec nous. Je te propose de réfléchir à l’animation d’un séminaire régulier, sur ces thèmes. Un cycle Fayol par exemple.

Je tiens en conclusion à t’exprimer toute mon amitié et je crois pouvoir me faire l’interprète de tous ceux qui sont réunis autour de nous. Nous t’aimons Albert, et reviens nous vite en pleine forme.
Avant de procéder à mon office, je tiens à saluer ton épouse, car comme chacun sait derrière chaque grand homme il y a une femme exténuée, et nous pensons tous aussi à elle.

Alors maintenant Cher Albert nous devons passer aux choses sérieuses,
au nom du Président de la République je te fais chevalier dans l’ordre national du mérite.