De la science à l’idéologie scientiste

Les pressions de l’Académie des Sciences sur le principe de précaution appellent un commentaire sans attendre la publication du rapport de la Commission Copens.

Les positions successives des Académies de Médecine et des Sciences, et les débats récurrents contre la notion même du principe de précaution relèvent d’une construction dialectique où se mêlent arguments scientifiques propres à rencontrer l’adhésion et arguments d’autorité qui relèvent plutôt de l’idéologie scientiste. Comme le glissement est subtil, certains académiciens ont dû laisser abuser leur esprit critique qui est pourtant le propre du scientifique.

Essayons de décrypter la logique de l’argumentaire, qui commence par des arguments difficilement contestables :

Le risque zéro n’existe pas, et nos sociétés entretiennent l’illusion qu’il n’y a pas de risque.

Corollaire du premier argument, quand l’accident survient, on condamne celui qui est considéré comme responsable même s’il n’est pas coupable, entraînant une certaine insécurité juridique qui incite au fatalisme ou à la paralysie de l’action plutôt qu’à la prévention.

Certains progrès majeurs se paient de risques mineurs, et il convient toujours de balancer les coûts du risque et les avantages de ces progrès.

Il y a des risques plus populaires que d’autres, certains sont jugés inacceptables alors que d’autres qui sont statistiquement plus probables et plus graves sont tolérés.

Corollaire de cette proposition le coût que la société consacre à éviter un mort varie considérablement selon les domaines (le coût de la vie humaine) ce qui introduit une allocation non optimale des ressources publiques.

Enfin il y a des risques systémiques. En luttant contre un risque localisé on augmente le risque global. L’utilisation systématique des antibiotiques peut améliorer à un moment donné la santé du patient mais les phénomènes de résistance induits sur les souches bactériennes, contraignent à une fuite en avant.

Tous ces arguments sont justes et plaident pour une plus grande « rationalité » et un rôle plus important de la science pour éclairer la décision publique ou privée.

Le premier glissement du raisonnement qui est contestable vise à faire du scientifique le juge ultime dans la gestion des risques.

Or la société peut considérer comme légitime de consacrer une part croissante de son niveau de vie à sa sécurité plutôt que d’autres consommations. C’est un choix de la société et de son pouvoir politique et non un choix de l’expert. Certains pays votent au parlement le prix de la vie. Par ailleurs le citoyen perçoit différemment un risque qu’il prend du fait de son propre choix (tabagisme, automobile) et celui qu’il subit. La gestion du risque n’est donc pas seulement un problème statistique.

Même s’il faut améliorer les dispositifs d’évaluation des risques, mettre en place des systèmes de veille et d’alerte, mener une information de la population sur les risques, c’est la société qui a et doit avoir le dernier mot.

Méfions-nous tout de même de ce cache ce que certains appellent le développement de la culture du risque. On aurait pu informer les riverains d’AZF à Toulouse, les former à la culture du risque, cela n’aurait rien changé. C’est dans l’usine qu’il fallait faire diffuser cette fameuse culture du risque.

La gestion de ces risques conduit à l’application du principe de prévention qui est moins coûteux que la curation pourvu que l’on ait mené une véritable approche coût/avantage.

Le second glissement est celui qui consiste à assimiler les risques que l’on vient d’évoquer et qui relèvent de l’approche préventive, avec les risques graves ou irréversibles qui relèvent du principe de précaution. Ces derniers ont deux caractéristiques spécifiques.

La première est l’irréversibilité qui rend impossible d’appuyer la décision sur un système de veille sur les conséquences éventuelles. En effet, une fois les conséquences observées il peut être trop tard pour agir. Il faut donc agir préventivement.

La seconde caractéristique est que la science ne dispose pas de toute la connaissance pour évaluer avec précision les dangers et mener une approche coût/avantage. Mais elle a assez d’arguments pour considérer que le risque pourrait être grave ou irréversible.

C’est cette conjonction de ces deux caractéristiques qui fonde le principe de précaution et entraîne la difficulté de proportionner les décisions à ce qui est nécessaire. Quand on peut faire une analyse coût avantage c’est en effet le principe de prévention qui s’applique et non la précaution.

Il faut donc limiter autant que possible le domaine dans lequel on applique le principe de précaution pour aller rapidement au domaine de connaissance où s’applique éventuellement le principe de prévention dimensionné par une analyse coût/avantage. L’application du principe de précaution implique donc pour les pouvoirs publics une obligation de recherche pour lever au plus vite les incertitudes.

On peut convenir que l’utilisation systématique et inappropriée du principe de précaution peut empêcher certains progrès et qu’il puisse être un facteur d’insécurité juridique, mais c’est justement en le précisant et l’encadrant dans des procédures transparentes et largement acceptées que l’on pourra conjurer ces deux inconvénients. Or ce n’est pas la position adoptée par l’Académie de Médecine qui propose de jeter le bébé avec l’eau du bain, et de supprimer le principe de précaution du cadre du droit.

Deux raisons profondes expliquent ce point de vue :

– La première est la difficulté des scientifiques à voir les controverses scientifiques mises sur la place publique et sous l’influence des politiques, c’est-à-dire la science en train de se faire n’aime pas le regard des non-spécialistes. Certes les grands cuisiniers préfèrent être jugés sur leurs plats et non sur les tâtonnements qu’ils font en cuisine, mais les scientifiques ne sont pas des cuisiniers.

– La seconde est le déséquilibre entre science agissante et science éclairante. La science agissante est celle qui permet les applications techniques, la science éclairante est celle qui vise la compréhension et la connaissance. Certains acteurs de la science agissante sont persuadés qu’à tout problème posé par une application technique il y aura nécessairement une autre application technique pour y pallier. Cette foi absolue dans la science agissante et la technique est la marque du scientisme. La science agissante qui se prive de la science éclairante est la marque de l’obscurantisme du scientisme. Or le système de la recherche, et la gestion des carrières, privilégie la science « utile » qui génère contrats avec le secteur privé ou des brevets. Il faut donc garantir un équilibre entre ces deux approches dans les processus de décision or ce n’est pas toujours le cas.

A ces deux raisons de bonne foi se rajoute une autre moins avouable.

Derrière l’assertion suivante la plus évidente et la plus anodine se cache des intentions discutables. Quand ils écrivent que « depuis l’apparition de la vie sur notre planète, des espèces vivantes sont apparues puis ont disparu pour laisser la place à d’autres. Cette évolution continue montre qu’il est indispensable de conférer à la nature, par des règles juridiques, un droit à l’immuabilité » ils semblent évoquer une évidence . Mais pour certains qu’il faut qualifier de scientistes prométhéens, peu importe si les espèces naturelles (sauvages ou domestiques) disparaissent puisqu’ils considèrent que les laboratoires fabriquent de nouvelles espèces. Ils trouvent une oreille compatissante de la part certaines multinationales de l’agroalimentaire qui rêvent de remplacer les espèces domestiques libres par des espèces brevetées. C’est pourquoi intimement ils n’accordent que peu de valeur à la nature. On est là alors dans un champ qui n’est pas partagé par la majorité des académiciens mais sur lesquels ils ont, pour l’instant, fermé les yeux. Tout le monde gagnerait à ce que ces questions soient clairement débattues et traduites dans le droit et les procédures ad hoc.

Mais que l’on se méprenne pas il n’est pas question non plus de refuser par principe toute intervention sur le vivant.

Prenons une manipulation génétique sur un animal qui lui permette de produire un médicament. Ce médicament doit être évalué et suivi selon les procédures en vigueur comme n’importe quel médicament d’origine chimique. Ses éventuels effets secondaires seront balancés avec les avantages thérapeutiques qu’il permet. L’animal peut être sacrifié à tout moment il n’y a pas d’irréversibilité majeure.

En revanche manipuler génétiquement des espèces végétales pour leur conférer un avantage partiel, momentané et commercial en prenant le risque de la dissémination de ce gène à d’autres espèces et d’une perturbation grave des écosystèmes, est d’une autre ampleur. Elle nécessite une évaluation préalable et un degré de connaissance plus complexe et incluant autant des spécialistes de la génétique que de l’écologie.

La confusion entre les deux niveaux est savamment entretenue, par les partisans de la dissémination des OGM dans la nature, ils ont réinventé « le bouclier humain ».

Le débat est actuellement ouvert dans l’urgence et la polémique, car il n’y a pas de lieu où ces questions puissent être posées sereinement.