Comment rendre opérationnelle la gestion sociale de l’eau grâce aux centres de ressources

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La définition du développement durable la plus utilisée est celle du rapport Brundtland : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. » De façon concrète, il s’agit de réconcilier l’environnement avec le développement économique et social. L’environnement y est souvent vu comme le pourvoyeur de ressources et de biens nécessaires pour le développement, sa protection ayant donc aussi une valeur utilitaire de protection des bases du développement.

Le développement durable élargit la problématique sur le plan de l’échelle temporelle en articulant long terme (les générations futures) et court terme. Il impose aussi d’inscrire les décisions au niveau pertinent c’est à dire, sur le plan spatial, du mondial au local. Enfin bien que la plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés sont d’une grande complexité il est nécessaire de simplifier pour définir un cadre d’action simple pour l’ensemble des acteurs concernés. C’est donc en grande partie un problème de processus de décision, moins fondé sur la contrainte est plus sur la participation, et la responsabilisation de l’ensemble des « parties intéressées ». On parle à ce propos de gouvernance.

Dans le contexte du développement durable on considère que la gouvernance est un processus de décision collectif n’imposant pas systématiquement une situation d’autorité. En effet dans un système complexe et incertain, pour lequel les différents enjeux sont liés, aucun des acteurs ne dispose de toute l’information et de toute l’autorité pour mener à bien une stratégie d’ensemble inscrite dans le long terme. Cette stratégie ne peut donc émerger que d’une coopération entre les institutions et les différentes parties intéressées, dans laquelle chacune exerce pleinement ses responsabilités et ses compétences. Comme le note le PNUD : « la bonne gouvernance se caractérise notamment par la participation, la transparence et la responsabilité. Elle se caractérise aussi par l’efficacité et l’équité. »

Cet objectif simultané de l’efficacité et de l’équité est un enjeu fort du développement durable. La gouvernance pose en fait un double problème celui de la décision et celui de l’information. Cet article approfondira le rôle de l’information. Nous considérerons simultanément l’angle de l’équité (le droit à l’information) et celui de l’efficacité de la décision qui s’appuie sur l’échange des informations pertinentes aux niveaux pertinents.

Du fait de la complexité de la problématique du développement durable (traiter simultanément le social, l’environnement et l’économique) dans une perspective de long terme …, toute décision n’est prise que dans un contexte d’information et de connaissance imparfaites.

Dans le cas de phénomènes sans irréversibilité grave, on peut décider, planifier et évaluer ensuite les résultats pour affiner les décisions dans un « cycle d’amélioration continue ». Ce mécanisme est le fondement d’un management moderne dans les entreprises et se retrouve notamment dans les normes ISO 9000 de la qualité et ISO 14001 du management environnemental. En revanche, quand la situation implique des irréversibilités graves, l’application du « principe de précaution » conduit à décider de prévenir les dommages sans attendre les effets, car il peut être ensuite trop tard :  » en cas de risque de dommages graves ou irréversibles l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. « .

Parmi les obstacles à la compréhension de phénomènes complexes il faut compter avec ce que Edgar MORIN appelle le grand paradigme d’Occident : le paradigme cartésien. Formulé par DESCARTES et imposé par les développements de l’histoire européenne depuis le XVIIème siècle, le paradigme cartésien disjoint le sujet et l’objet, avec pour chacun sa sphère propre, la philosophie et la recherche réflexive ici, la science et la recherche objective là. Cette dissociation traverse de part en part l’univers :

Sujet / Objet
Finalité / Causalité

Ame / Corps
Sentiment / Raison

Esprit / Matière
Liberté / Déterminisme

Qualité / Quantité
Existence / Essence

Tableau 1 : les clivages du paradigme cartésien selon Edgar MORIN

L’organisation de la décision dans une société dépend de ces fondements profonds. Le développement durable qui sert de contexte à la gestion sociale de l’eau thème de ce colloque conduit à transgresser ces clivages, en s’appuyant sur les mécanismes sociaux, tout en les inscrivant dans l’action concrète.

Dans la perspective ouverte par ses recherches en sociologie de l’innovation Michel CALLON considère ce qu’il appelle le système économique de la guerre froide. Pendant les 30 glorieuses, entre la sphère technique et scientifique, le pouvoir politique et l’économie, les frontières étaient étanches ou à perméabilité très limitée. C’est à dire que les flux d’information étaient très faibles.

Aujourd’hui ces frontières se sont affaiblies et les transgressions sont nombreuses grâce à des réseaux qui permettent aux informations, aux connaissances et aux acteurs de passer d’un domaine à l’autre. Cette approche que Michel CALLON applique aux réseaux de l’innovation peut être utilisé dans la décision publique en général : les réseaux sont aujourd’hui de véritables moteurs de changement. Les flux d’information ont aussi largement augmenté grâce à l’effondrement du coût de l’information (collecte, stockage, transfert…) et par la mondialisation. Les entreprises et les acteurs sont conduit à valoriser les connexions externes, à nouer des alliances stratégiques au sein de réseau qui se développent de plus en plus à l’échelle mondiale. Ceux qui sont capable de mobiliser les réseaux à leur avantage, c’est à dire ont la capacité interne de traiter l’information (approches cognitives), d’identifier et d’intégrer des signaux faibles et enfin de dominer les réseaux en imposant leurs « normes » sont en meilleure position stratégique.

Mais l’efficacité de ce fonctionnement en réseau a de nombreux inconvénients du point de vue de l’intérêt collectif (équité) et de l’efficacité. Le premier danger est la captation et la domination du réseau par un de ses membres. Les rentes de situation peuvent conduire au verrouillage des situations acquises, même si les innovations ou les solutions particulières sont moins efficaces. Comme les échanges d’informations forment le coeur du réseau celles-ci sont étroitement maîtrisées, tantôt partagées seulement au sein du réseau, tantôt au contraire largement diffusées pour dissuader tout nouvel entrant.

Sur le plan politique, il convient donc d’organiser une « démocratie » des réseaux pour ouvrir l’accès à l’information considérée comme un bien public. Les solutions sont d’ordre technique comme par la normalisation des procédures informatiques (protocoles, formats de méta-informations) et organisationnelles par l’organisation de lieux de confrontation et de débat (construction consensus) pour rééquilibrer les réseaux d’influence. L’adoption de règles éthiques du rôle des parties intéressées (« stakeholders ») devrait permettre de respecter les acteurs faibles représentés ou non (populations démunies, générations futures, espèces vivantes et écosystèmes…).

Comment structurer les réseaux

On considère en général deux flux d’information que l’on oppose : l’information descendante (top down ¯ ) et ascendante (bottom up ­ ). Les réseaux peuvent soit privilégier une information centralisée et distribuée aux membres, soit au contraire faciliter la collecte des informations chez les membres et leur redistribution. Evidemment il faut trouver un équilibre s’appuyant simultanément sur ces deux types de flux d’information. En fait nous ajouterons les échanges horizontaux entre les membres « qui sont d’une nature différente. Le réseau qui favorise ces échanges vise le renforcement de capacité des membres ; il pratique la médiation, joue un rôle d’interprétation et de traduction.

Figure 1 : trois flux d’information

Le problème de l’inférence de Hume, selon Popper, considère qu’il est impossible d’inférer des normes générales à partir du comportement particulier des individus. Ce mécanisme fait jouer un rôle majeur aux niveaux supérieurs (l’Etat par exemple), qui disposent d’un avantage dans la négociation grâce à une asymétrie de l’information qui se développe à leur avantage. Il peut induire un comportement de Léviathan, de sélection et d’appropriation des règles au profit du pouvoir central. Ce sont les organes supérieurs qui produisent les normes universelles. Au niveau international la domination est économique, mais aussi culturelle et linguistique. Mais il serait faux de ne poser ce problème qu’en termes de pouvoir et d’équité, il faut aussi le voir sur le plan de l’efficacité. Des solutions et des comportements utiles à un niveau local vont être ignorés par les niveaux nationaux et internationaux et ne pourront donc pas être diffusés. Les solutions locales, comme le management de la demande d’eau ou sa gestion sociale, seront difficilement connues ou reconnues au niveau global.

L’échange d’expériences (échanges horizontaux « ) au sein de réseaux permet de produire d’identifier des normes au sein des variabilités locales des comportements et des conventions. Il permet de réduire l’asymétrie de l’information. L’identification de ces règles se fait dans un niveau « meta » susceptible d’identifier et d’organiser ces échanges et de diminuer les coûts de transaction par adoption d’un vocabulaire et de références communes.

On parlera à cet égard de subsidiarité active [active subsidiarity].  » La subsidiarité est « un principe selon lequel les pouvoirs sont délégués à différents niveaux ». Le principe de « subsidiarité active » est basé sur « l’échange d’expériences entre communautés de base permettant de définir en commun des obligations de résultat s’imposant à tous ». La subsidiarité active souligne qu’aucune réponse ne peut être trouvée à un seul niveau, que c’est l’articulation des compétences entre les niveaux qui, plus qu’une répartition des compétences, est la clé de voûte de la gouvernance de demain. Elle fonde l’action sur des obligations de pertinence et non sur des obligations de moyens. La notion de subsidiarité active renvoie donc sur l’articulation des démarches ascendantes (« bottom-up ») et descendantes (« top-down »).  »

Un réseau d’échange procède à des opérations socio-cognitives qui font émerger une identité commune. Le réseau effectue un processus de traduction, entre les membres du réseau qui permet de partager une vision, des objectifs, un vocabulaire …Plus les membres sont proches plus un réseau est facile à constituer. Une correspondance s’établit entre des problèmes, des enjeux, des conceptions, relevant de répertoires qui étaient séparés et auxquels le réseau donne une cohérence. Yannick RUMPALA propose en effet de reprendre pour le développement durable une des hypothèses centrales de la sociologie de l’innovation de Michel CALLON et Bruno LATOUR : les réseaux technologiques convergents. Dans ce processus les aspects culturels sont fondamentaux dont les aspects linguistiques, certains concepts s’exprimant dans une langue et pas une autre.

Les centres de ressources

C’est dans cette architecture d’ensemble que les centres de ressource sont appelés à jouer un rôle fondamental : ce sont les noeuds opérationnels du réseau qui opèrent ce travail de traduction, d’animation, de renforcement de capacité des membres du réseau. Dans le cas du développement durable, ils doivent animer des réseaux hybrides pour reprendre le concept de « forums hybrides » de Michel CALON, c’est à dire composés de l’ensemble des communautés concernées : la communauté éducative et de la recherche, les associations, les institutions (élus, administrations…) les milieux économiques… (voir Figure 2).

Figure 2 : Les centres de ressource dans l’architecture des échanges d’information

Les informations que les centres de ressources sont amenés à gérer sont très variées. On peut reprendre la définition énoncée dans l’Agenda 21 de Rio :  » Dans le cadre du développement durable, chacun est un utilisateur et un fournisseur d’informations, au sens large. Il faut entendre par là des données, des renseignements, des expériences présentées de façon appropriée et des connaissances. Le besoin d’informations se fait sentir à tous les niveaux, du niveau national et international chez les principaux décideurs au niveau local et à celui de l’individu. Pour veiller à ce que les décisions soient de plus en plus fondées sur des informations correctes, il y a lieu d’appliquer les deux éléments ci-après du programme : a) Elimination du fossé qui existe en matière d’information ; b) Amélioration de l’accès à l’information.  »

Figure 3 : les informations à traiter par les centres de ressource

La Figure 3 reprend les différentes informations que l’on peut classer schématiquement en deux catégories : des informations relativement informelles fondées sur les échanges directs d’expérience (traditionnelles, orales, écrites, expériences, contacts interpersonnels…) et des informations plus formalisées dans le cadre de connaissances plus « universelles ». Cette dualité recouvre en grande partie le clivage rationalité substantielle / procédurale. Le travail scientifique transdisciplinaire vise en fait à produire des connaissances scientifiques, des concepts « universel » sur des expériences particulières.

Si l’utilité de réseaux hybrides et transdisciplinaires n’est pas à prouver, leur constitution se heurte à de nombreux obstacles, notamment la motivation des membres. Le réseau doit être en effet suffisamment utile à chacun de ses membres pour que chacun contribue à son fonctionnement. Or les scientifiques sont évalués par des processus académiques qui ne les encouragent ni à s’impliquer dans la recherche action ni dans des approches interdisciplinaires. Les administrations sont soumises à un devoir de réserve qui rend difficile les échanges plus informels qui pourraient être considéré comme un engagement du pouvoir. Les ONG et les associations locales sont impliquées dans des actions concrètes qui peuvent empêcher le recul et les moyens de s’impliquer dans un réseau hybride. Les entreprises : les grandes entreprises n’ont pas intérêt à participer à un tel réseau alors qu’elles sont en position de dominer la situation (le marché) sans passer par le réseau, les petites n’ont ni temps, ni recul pour y participer. Les élus peuvent y voir une dilution de leur légitimité.

Conclusion

En guise de conclusion on pourra énoncer quelques points forts. La transdisciplinarité est une nécessité pour une mise en oeuvre du développement durable. Elle est d’autant plus facile qu’elle s’intéresse à des études de cas concrets. Un réseau thématique ne fonctionne que s’il est utile à ses membres, c’est à dire au service d’un projet commun partagé. Les centres de ressources jouent un rôle de moteur, de relais et de médiateur pour faire vivre le réseau et faciliter les échanges horizontaux.