Quelles innovations pour un développement tenant compte des limites planétaires ? VV167

C’est le rapport Brundtland de 1987 qui a défini le développement durable comme un mode de développement qui permettait de rester dans les limites des capacités de charge de la planète. Il considérait deux types de limites : « celles qu’imposent l’état actuel de nos techniques et de l’organisation sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité humaine ». Il interrogeait pour cela la notion de besoins. « La notion de besoins est certes socialement et culturellement déterminée ; pour assurer un développement durable, il faut toutefois promouvoir des valeurs qui faciliteront un type de consommation dans les limites du possible écologique et auquel chacun peut raisonnablement prétendre. »

Ce lien entre les limites globales et leur affectation à chacun était donc déjà présent dans le rapport en 1987. Mais la question des limites comme la condition d’un développement durable, a été largement ignorée au profit d’une approche prônant une pseudo harmonie environnementale, sociale et économique. Cette vision est plus faite de bonnes intentions que d’objectifs chiffrés à la hauteur des enjeux. Au point que les ambitions en matière environnementale sont vite qualifiées d’écologie punitive. Le monde politique se sentant plus engagé sur la mise en œuvre de moyens que sur des objectifs chiffrés.

Depuis 1987 les évaluations du GIEC sur les changements climatiques ont démontré la nécessité de limiter les hausses de température à 2°C voire 1,5°C et donc fixer une limite absolue des concentrations de gaz à effet de serre c’est-à-dire de fixer un objectif de neutralité carbone en 2050. Les émissions résiduelles de gaz à effet de serre devant être compensées par des puits de carbone équivalents. La question des limites ne concerne pas que les gaz à effet de serre, mais aussi la biodiversité sur laquelle les pressions excessives ont déjà dépassé les limites, expliquant l’effondrement observé. D’autres limites écologiques ont aussi été explorées[1], conduisant à développer la notion de durabilité absolue : c’est-à-dire un développement durable qui tienne réellement compte de la capacité de charge supportable par la biosphère.

Cette approche permet d’affecter à un individu, un modèle de consommation/production ou une communauté un quota acceptable de pression sur l’environnement. Cela permet de donner des objectifs chiffrés à l‘évolution des techniques et de l’organisation sociale nécessaire pour ce développement durable, c’est-à-dire la contribution de l’innovation et de la transition écologique.

Quelles innovations ?

Dans la droite ligne du développement durable tel que défini dans le rapport Brundtland, l’innovation pour le développement durable ne doit pas se limiter à la technologie, mais considérer aussi l’organisation sociale et les modes de vie. Pourtant la plupart des conceptions de l’innovation et par conséquent les politiques menées concernent le plus souvent la seule technologie.

Elles restent marquées par le modèle proposé en 1911 par Joseph Schumpeter, qui considérait le changement technologique comme le moteur du capitalisme. Il décrivait un processus conduisant de l’idée et de la recherche scientifique c’est-à-dire l’invention jusqu’à la diffusion grâce au marché. Dans ce modèle c’est l’entrepreneur qui innove en inscrivant l’invention dans le marché.

L’OCDE évalue depuis de nombreuses années les politiques nationales d’innovation sur la base d’un document : le manuel d’Oslo. La première version du manuel en 1992, s’attachait à la seule innovation technologique. Il a fallu attendre la troisième version de ce manuel en 2005 pour considérer quatre types d’innovation : de produit, de procédé, de commercialisation et d’organisation. Mais le titre de la dernière version de 2018 illustre l’attachement à la technologie : « mesurer les activités scientifiques, technologiques et d’innovation ».

Même si elle ne se limite pas à la technologie, l’innovation classique n’est pas jugée, sur des critères de durabilité, mais sur le marché et les besoins des entreprises. Les politiques d’innovation visent ainsi à renforcer la capacité des acteurs à positionner des innovations dans le marché voire dans la compétition internationale. Elle vise principalement à établir la connexion entre la recherche, la R&D et le marché et le financement de l’ensemble du cycle de maturité jusqu’à la diffusion. Il y a certes quelques programmes sur les écotechnologies ou l’engagement de l’innovation numérique pour l’environnement, mais pas de réelle politique de l’innovation pour le développement durable.

Sur quoi fonder l’innovation pour le développement durable ?

La science tout d’abord. L’article 9 de la Charte de l’environnement à valeur constitutionnelle proclame que « la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement ». Cet intitulé considère la science qui appuie le développement les écotechnologies mais aussi la science qui considère la préservation de l’environnement. La première, science agissante, est mobilisée dans les processus classiques d’innovation, mais la seconde, science éclairante, permet d’évaluer la durabilité[2].

La durabilité environnementale de l’innovation doit ainsi s’appuyer sur la conjonction des deux formes de connaissance scientifique éclairante et agissante, c’est-à-dire intégrer l’évaluation des impacts environnementaux au cœur même de l’innovation. Il convient alors de considérer trois types d’innovations (1) celles qui ont directement un effet positif sur l’environnement les éco-innovations, (2) celles qui peuvent être modifiées et orientées positivement en matière de durabilité et (3) celles qui ont un effet négatif.

Cette segmentation devrait conduire à des politiques différentiées : Soutenir les premières en allouant des budgets conséquents aux éco-innovations, accompagner les deuxièmes en intégrant l’écoconception dans les innovations ; et enfin à éliminer tout soutien public aux troisièmes formes d’innovation. On peut aussi s’appuyer pour cela sur le principe 8 de Rio « les Etats devraient réduire et éliminer les modes de production et de consommation non viables ».

L’innovation frugale dans les territoires

Mais l’innovation pour le développement durable ne se limite pas à un positionnement sur les marchés mondiaux. Les modèles d’économie circulaire appuyant le recyclage, la mobilisation des énergies renouvelables et la gestion des services écosystémiques sont territoriaux. Ils doivent être évalués par rapport à la disponibilité des ressources locales et leur gestion durable, c’est-à-dire aussi des limites.

Il s’agit de concevoir des système productifs locaux, qui touchent les modes de production et de consommation locaux. A ce niveau les innovations sont rarement high tech mais peuvent être frugales.

L’innovation frugale vise à résoudre les questions immédiates de gestion de ressources limitées. Elle ne trouve pas sa source dans la science mais historiquement avec les solutions vernaculaires, dans un ‘bricolage social’ par les acteurs du territoire, dans des processus d’essais et d’erreurs enracinés dans les pratiques sociales.

De nouvelles solutions frugales peuvent naître et être validées et adoptées au niveau des territoires dans des systèmes d’innovation locaux. Ceux-ci devraient réunir sous l’impulsion des collectivités locales les acteurs académiques, les entreprises, les organisations de la société civile.

Cette gouvernance de l’innovation permettrait de lier les engagements des collectivités locales en matières climat ou biodiversité au développement de solutions pratiques. Les solutions innovantes seraient mises en perspective avec leur contribution potentielle. Pour prendre un exemple celui de la rénovation des logements, il est possible d’identifier les différents types de construction et donc le gisement potentiel, d’identifier les solutions innovantes les plus performantes et les moins chères pour chacun de ces types, et de planifier leur développement.

Ces solutions innovantes du territoire permettent d’aborder de façon intégrées les questions climat, biodiversité et ressources, alors qu’elles sont rattachées à des administrations et des dispositifs juridiques séparés.


[1] Une synthèse de ces travaux est disponible dans l’ouvrage d’Aurélien BOUTAUD et de Natacha GONDRAND : Les limites planétaires, Paris, La Découverte, coll. « Repères Écologie », 2020, 126 p.

[2] J’ai défendu cette distinction entre science agissante et science éclairante au sein de la commission Coppens, notamment pour appuyer le principe de précaution.