Un dispositif pour l’application du principe de précaution

La maladie de la vache folle, l’amiante, le sang contaminé, les pollutions de Tchernobyl, sont autant de problèmes qui illustrent à la fois le bien fondé et la difficulté de la prévention de certains risques majeurs. D’autres questions, comme la lutte contre les changements climatiques, la protection de la couche d’ozone, ou les manipulations génétiques suscitent des interrogations sans que des effets graves aient été constatés. Ces derniers problèmes relèvent du principe de précaution dans un premier temps, puis de prévention éventuellement, si le diagnostic scientifique se précise quant aux causes majeures et aux effets exacts.

La crise de la vache folle est un cas exemplaire de défaut de précaution, chacun cherchant a posteriori à évaluer les risques et surtout à identifier les responsabilités. Le débat sur les causes devient un prétexte à polémique, à démonstration politique. Pourtant cette controverse, aussi passionnée qu’elle soit, ne permet pas d’éclairer la question car elle est toujours simplifiée, chacun avançant une cause unique selon la démonstration recherchée : tel ou tel gouvernement, l’absence de contrôles vétérinaires, des pratiques anti-naturelles, un ultra-libéralisme irresponsable, une volonté de recyclage poussée à l’extrême… ou des causes matérielles : température de chauffe des farines, usages de certains pesticides…, toutes allégations sans doute justes mais incomplètes. Enjeux et processus ne sont pas vus dans leur globalité, ce qui ne permet pas d’éviter des accidents identiques à venir.

La recherche à tout prix de responsables identifiables se transforme vite en lynchage médiatique, en un jeu de mistigri tragique [[Martine Rèmond-Gouilloud, Transversales Sciences et Culture n°40, juillet août 1996]] qui masque la multitude des causes entremêlées, c’est à dire le fait qu’il s’agit d’une défaillance du système collectif de décision. Cette question lourde de conséquences pose aussi bien des problèmes scientifiques que politiques, que nous allons tenter de préciser.

Un principe politique inscrit dans les textes juridiques

Le principe de précaution n’est plus seulement un objet de débat, c’est un principe inscrit dans des textes à portée juridique : il figure en effet dans la déclaration de Rio et le traité de Maastricht, ratifiés par la France, et plus récemment dans la loi du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement. Le principe 15 de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement précise à cet égard : « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement [[La traduction française du texte a transformé la référence anglaise à l’efficacité économique du texte original : « postponing cost-effective measures to prevent environmental degradation ». Le texte de la loi de 1995 corrige cet écart et réintroduit le mot « mesures effectives et proportionnées« ]] ». Ce principe de précaution est aussi affirmé par la loi française 95-101 du 2 février relative au Renforcement de la Protection de l’Environnement qui, dans son article 1er s’inspire « dans le cadre des lois qui en définissent la portée », de différents principes dont « le principe de précaution, selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ; ».

Le principe de précaution n’est donc plus une simple affirmation théorique, mais un principe inscrit dans les textes internationaux et maintenant nationaux qui engage des responsabilités politiques et morales voire, si les conditions d’application en étaient précisées, juridiques. Mais il nous faut surtout trouver une méthode qui évite les drames. C’est pourquoi nous ne poserons pas ici la question de savoir quelles responsabilités civiles ou pénales pourraient être engagées par l’absence de précaution, mais plutôt comment mettre en place un principe d’action préventive. Il s’agit d’abord d’action plus que de sanction.

Comme il se place à l’articulation entre le champ des connaissances scientifiques et celui des décisions politiques, l’application du principe de précaution relève d’une construction politique et sociale pour laquelle nous formulerons quelques pistes.

Connaissance scientifique et risques potentiels

Au sens strict, la prévention ne peut intervenir qu’au moment où l’observation des faits et la connaissance des mécanismes en jeu permettent d’estimer les dommages (financièrement ou non) et de proposer une action qui balance des coûts estimés et des mesures d’évitement.

En revanche, la précaution se situe dans un domaine où l’existence et l’ampleur du risque n’est pas établie avec certitude, ce qui rend difficile, voire impossible l’estimation des enjeux.
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Tableau : problématique du principe de précaution

Le tableau ci-contre situe la problématique du principe de précaution selon deux échelles : la première concerne le degré de certitude scientifique, la seconde est liée aux coûts relatifs des mesures d’évitement rapportés aux impacts dus au laisser faire. La notion de coût est ici à prendre au sens large, englobant une évaluation des impacts non monétarisables, avec l’identification des catégories de populations et de milieux victimes de ces dommages. Cerner le domaine de l’application de ce principe, c’est définir en fait ses trois frontières (numérotées sur le tableau).

La première est celle qui sépare une conjecture scientifique trop incertaine, celle d’une hypothèse considérée comme crédible sur le plan scientifique. La seconde se situe dans le domaine où l’hypothèse est jugée crédible au niveau scientifique, mais peut concerner des impacts négligeables ou réversibles, pour lesquels il est légitime d’attendre l’observation des problèmes avant d’agir. La troisième frontière est celle qui conduit de la précaution à la prévention quand un problème devient établi scientifiquement.

La difficulté provient du fait que ces frontières sont floues et dépendent de processus socio-politiques complexes. Nos structures politiques et scientifiques ne savent pas maîtriser ce type de situation. Selon l’expression de Jérôme Ravetz, nous devons savoir mettre en place des « régulations politiques dures même quand la science est molle et incertaine ». En effet, si nous savons analyser les problèmes une fois qu’ils se sont produits pour mettre en place des mesures correctives, en revanche nous ne savons pas prévenir des risques différés dont les effets graves apparaissent quand il n’est plus temps d’agir. La société française manque de dispositifs ouverts et de moyens d’écoute reconnus pour anticiper les crises de ce type.

Les approches traditionnelles de la décision publique française dans le domaine de l’environnement partent de l’observation des faits et de leur analyse, et recherchent les attributions ou responsabilités opérationnelles pour décider des solutions à mettre en oeuvre. Sur les problèmes dont il est question ici, il faut passer de ce processus séquentiel à un processus parallèle, et prendre des décisions fermes alors que la connaissance scientifique n’est pas totalement assurée. C’est un véritable défi à la décision politique et à ses relations à la communauté scientifique, donc à la démocratie.

Le développement de la connaissance scientifique

L’acquisition de certitudes scientifiques, qui est au coeur de la problématique, est un processus continu et lent. Sur la plupart des questions, on peut identifier a posteriori que « certains scientifiques l’avaient écrit et prétendaient savoir ». Mais que ces informations ont mis du temps à être partagées dans la communauté scientifique ou à monter dans la hiérarchie des institutions scientifiques. Certains freins à la diffusion de l’information doivent être identifiés et combattus : un certain esprit conventionnel, à l’opposé de l’exercice aigu de l’esprit critique et du doute que doit avoir un scientifique, des arguments de carrières, des difficultés à la remise en cause d’institutions établies, ou l’intérêt économique personnel ou collectif. Maintes expériences ont montré qu’il était très difficile à toute communauté scientifique de s’auto-évaluer, lorsque science, financement de recherches et notoriété mêlent leurs enjeux.

Le principal problème est néanmoins posé par le scientifique qui se trouve en position de conseil du politique, c’est à dire en position d’expert[[voir à ce sujet le livre de Philippe Roqueplo, Climats sous surveillance. Limites et conditions de l’expertise scientifique, Economica, Paris 1993, ou l’ensemble des communications faites au colloque : Environnement, science et politique. Les experts sont formels. GERMES, cahier n°13, Paris 1991]]. Il arrive aussi qu’on lui demande à tort d’établir une balance entre des arguments économico-politiques et scientifiques. Le fait que ces décisions se prennent en situation de polémique scientifique rend ce rôle encore plus difficile. On remarque que la frontière 1 (établissant qu’une hypothèse n’est pas fondée) ou 3 (le fait est fondé et indiscutable) ne se situent que sur l’échelle de la connaissance. En revanche la frontière 2 met en jeu l’évaluation du risque ; c’est donc une décision d’opportunité.

On pourrait dire qu’en (1) c’est le scientifique qui juge seul, et en (3) c’est le politique qui pèse les intérêts sur des phénomènes connus par la science (le scientifique a fini son travail puisque la connaissance est établie). Le centre est le champ des relations entre l’expert et le politique.

L’évaluation des risques et des impacts

La seconde frontière de la décision est l’évaluation des risques. Il est toujours difficile d’identifier et de chiffrer les risques, surtout s’ils sont d’ordre statistique comme c’est souvent le cas dans les problèmes qui nous occupent ici. De plus, la demande sociale ne réagit pas de façon mathématique, comme la probabilité multipliée par le coût. Cependant, un impact faible à forte probabilité (risque banalisé) est mieux accepté qu’un risque grave et improbable.

Cette évaluation est encore plus difficile dans l’incertitude scientifique et sans observation statistique. Or l’incertitude est en général une source (non exclusive !) de surcoût pour l’action : ou bien l’effort correctif est trop important au vu de la réalité du problème, ou bien il est trop faible et les conséquences de l’inaction sont coûteuses.

Il faut donc le plus possible réduire l’incertitude, en multipliant les observations et les retours d’expérience, qui contrairement au sentiment apparemment répandu chez nombre de décideurs, constituent une véritable priorité pour l’action. Ils permettent de mieux prévenir les crises, en passant lorsque c’est possible du domaine de la précaution à celui de la prévention.

S’il s’agit d’organiser une analyse méthodique et raisonnée; il faut éviter que cela n’aboutisse à bloquer l’innovation et à empêcher le développement de technologies ou de pratiques éventuellement très utiles aux plans économiques, sociaux, et environnementaux. Comme le demande l’industrie chimique[[Position paper, CEFIC 23 mars 1995]], qui souscrit au principe de précaution, celui ci ne doit pas conduire à la paralysie. Il serait a posteriori dommage de prendre des mesures coûteuses qui ne soient pas justifiées au regard des incertitudes et des risques potentiels. Les peurs irraisonnées méritent donc toute notre vigilance, ainsi que les enthousiasmes scientifiques intéressés.

L’une des exigences de la précaution est que les solutions mises en oeuvre sous la pression de l’urgence ne posent pas plus de problèmes que les problèmes auxquels elles s’attaquent. Ces problèmes peuvent se révéler dans un autre domaine : bombes aérosols à gaz propulseur explosif, retrait précipité de flocage en amiante causant plus de pollutions que le maintien en l’état…

L’esprit de la précaution

Avant de proposer un mécanisme nécessairement lourd de mise en oeuvre du principe de précaution, il faut évoquer quelques préalables : sa dimension éthique, le bon sens et une certaine humilité devant la science et la technique, ce que nous appellerons l’esprit de précaution. Cet esprit de précaution doit présider au plus haut niveau et en amont des politiques. Il doit faire partie d’une éducation qui doit préparer à agir dans l’incertitude et la complexité.

L’homme doit comprendre et composer avec la nature : l’éradication d’une maladie, comme la variole, qui semble une victoire absolue sur la nature, peut à terme laisser le champ libre à une autre maladie qui occupe sa niche écologique, maladie que l’on ne sait pas contrôler.

L’esprit de précaution doit avoir une vision globale de l’utilité réelle d’une pratique qui peut s’avérer dangereuse. Un risque collectif ne peut être pris que dans l’intérêt avéré du public par une décision collective. « Il faut faire dépendre les choix technologiques de deux exigences : est-ce bien nécessaire ? est-ce bien raisonnable ? »[[ Est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien raisonnable ? Jacques Testard, Transversales Sciences et Culture n°40, juillet août 1996]].

On peut par exemple s’interroger sur les contradictions d’un système agricole qui subventionne d’une part la mise en friche des pâturages potentiels (avec des problèmes de débroussaillement) et d’autre part un système intensif qui est conduit à nourrir des herbivores avec des carcasses d’animaux malades. A ce stade, tenter de corriger de telles contradictions sans remettre en cause les organisations et les politiques sous-jacentes risque de ne pas être efficace tout en conduisant à des systèmes encore plus compliqués de normes, règlements et autres structures de contrôle.

Autre exemple : dans le domaine de la génétique, on prend des risques pour des manipulations d’utilité collective contestable, même si elle ont des utilités commerciales importantes pour une entreprise déterminée. Dans le même temps on laisse disparaître des caractéristiques génétiques essentielles dans une perspective de ressources et de précaution, celles des espèces sauvages ou rustiques.

A l’opposé il ne faut pas tomber dans l’illusion de la sécurité absolue, et pouvoir assumer certains risques. Ainsi, les limites de détectabilité ne peuvent plus être les déclencheurs systématiques de l’action contre certains micropolluants : les appareils de mesure devenant de plus en plus précis, ils apportent des informations utiles à l’évaluation des mécanismes en jeu et des risques.

Sur le terrain la mise en œuvre d’analyses de risque dès la conception de nouveaux produits ou de nouvelles productions devrait permettre d’éviter dès l’amont des erreurs. Or ces études ne sont pas courantes dans certains milieux : PME, agro-alimentaire…

Organiser les retours d’expériences

Pour assurer une bonne prévention, il faut améliorer le retour d’expérience. Or bien souvent, il est impossible de mener des enquêtes. Par exemple après un accident, une étude épidémiologique peut révéler des responsabilités. Et ceux qui seraient impliqués dans l’expertise sont souvent à la fois juges et parties. Pourtant des accidents ou pollutions pourraient apporter des éclairages sur l’influence de certains produits sur la santé. Là aussi, l’industrie l’a bien compris concernant les accidents d’usines. Mais il semble bien que pour les raisons précédentes, elles soient fort rares dans le domaine de la santé.

Il faut donc analyser les crises récentes, non pour chercher des responsables en regard du droit pénal, mais pour imaginer des principes ou des procédures qui auraient pu les éviter. Il n’est pas certain que les suites politiques et judiciaires de l’affaire du sang contaminé nous aient réellement fait progresser vers la précaution. Dans le domaine de l’analyse des accidents, il faut en effet déculpabiliser les acteurs pour avoir un réel retour d’expérience, comme l’a montré par exemple Air France. L’institution judiciaire ne peut être la seule tierce partie dans cette problématique, qui doit être largement portée par les différentes composantes de la société dans un véritable dialogue. L’information sur les risques doit être diffusée vers les acteurs les plus concernés : les chefs d’entreprise, les professionnels…

Agir en le plus en amont possible

Sur chaque question, la certitude scientifique se renforce, plus ou moins, avec le temps, mais les coûts d’évitement aussi. On peut être conduit à agir alors que la certitude scientifique est très faible, mais les mesures d’évitement encore peu coûteuses. La décision est donc toujours un choix difficile entre coût élevé incertain et coût d’évitement certain. Il met en cause tout autant un système de valeurs que l’acquisition des connaissances.

Ainsi, le bénéfice des éleveurs qui ont nourri des bovins avec des farines d’origine animale est incommensurablement plus faible que les pertes économiques actuellement observées dans la filière bovine. Mais les joueurs sont-ils vraiment les payeurs ? Dans ce cas précis on a un transfert de risque d’un acteur (l’éleveur industriel, risque économique) vers un autre (le consommateur, risque sanitaire ; et l’éleveur sur pâturage, non indemnisé bien que la chute des cours le frappe aussi). Il y a eu transfert dans l’avenir de coûts collectifs, permettant à court terme des bénéfices privés.

Dans un autre domaine, celui de la protection de l’ozone stratosphérique, le fait de ne pas avoir pris des mesures énergiques sur les produits les plus facilement substituables (aérosols), ou contrôlables par le confinement (solvants de nettoyage…), contraint aujourd’hui à l’élimination totale, y compris pour la filière du froid qui ne possède pas encore de substituts à grande échelle, ce qui augmente le coût de la mesure, la gravité des dommages (trou d’ozone et cancers) et les autres risques induits (ruptures possibles des chaînes du froid, salmonelloses, voire l’utilisation de substituts dangereux comme l’ammoniac).

Il faut prendre conscience que l’absence de précaution peut coûter cher. Dans le cas du sang contaminé, les assureurs ont été sollicités à hauteur de 1,7 milliards de F. Pour l’amiante certains chiffres évoquent pour la France 10 milliards de F d’indemnisation et 35 à 70 milliards de F pour le déflocage des bâtiments. L’ampleur nouvelle des sinistres météorologiques et climatiques a conduit 60 compagnies internationales d’assurance à demander l’application du principe de précaution et la diminution des rejets de gaz à effet de serre lors de la conférence sur les changements climatiques de juillet 1996 à Genève[[Insurers call for cuts in greenhouse gas emissions, UNEP New Release, Geneva/Nairobi, 9 juillet 1996]].

Anticiper permet d’éviter de s’engager dans des irréversibilités. Le développement technologique et les stratégies industrielles ne sont pas linéaires, mais connaissent des bifurcations, la consolidation de certaines techniques plutôt que d’autres sur des bases d’anticipation de l’avenir, sans qu’il y ait toujours une autre rationalité que la différenciation de produits par rapport à la concurrence. Mettre en place une stratégie sans regret en fonction des avenirs possibles, est sans doute le premier pas à faire vers une stratégie plus rationnelle.

La précipitation par manque d’anticipation a un coût. Pouvoir se donner le délai d’adaptation des structures industrielles, énergétiques ou de transport permet d’introduire des changements à un rythme acceptable pour les organisations. En revanche être obligé d’agir sous la contrainte de l’urgence entraîne un gaspillage économique, voire d’autres risques. A vouloir résoudre trop rapidement un problème on s’expose à en poser d’autres de nature différente. Ceci exige que le débat sur les directions à prendre se fasse tôt et de manière ouverte, sous peine d’occulter des enjeux majeurs pour l’avenir.

Comment appliquer le principe de précaution ?

Deux approches sont possibles. La première serait celle d’affirmer des principes à portée générale : ne pas tenter de transformer des herbivores en carnivores ; ne pas manipuler les gènes, car on transgresse les lois de la nature… Mais quels sont les principes justifiés, et ceux qui ne le sont pas ; et en fonction de quel référentiel social ? Le débat est difficile. Néanmoins la dimension éthique doit toujours y rester présente, conformément à ce que nous avons appelé l’esprit de précaution. Un principe de sécurité absolue n’est pas possible, même si pour certains risques de grande ampleur, il faut s’en approcher.

Plus politiquement correct, et bien que peu opérationnel pour le principe de précaution, serait le principe de la responsabilité économique : supporter le coût des dommages que l’on génère serait dissuasif et permettrait aux acteurs économiques rationnels de chercher spontanément à éviter ces risques. La crise de la vache folle démontre que le marché et le principe actuel de responsabilité n’ont pas été dissuasifs. En règle générale, les risques collectifs majeurs ne peuvent être réellement assurés dans le cadre privé : les sommes concernées sont considérables, atteignant des niveaux où les entreprises, voire les Etats ne sont pas solvables, où les assureurs refusent d’intervenir. C’est par exemple le cas du nucléaire.

Le principe de précaution, qui enseigne d’agir même en incertitude scientifique dans les cas de risque grave, doit donc trouver une concrétisation. Pour ne pas en rester à la simple affirmation des intentions et de principes généraux, ou s’en remettre à la seule régulation du marché, il faut lui donner un contenu opérationnel. Il est donc nécessaire d’articuler ce principe avec une procédure qui conduirait des premiers indices et des premières interrogations jusqu’à l’action préventive.

On peut au stade actuel proposer un schéma progressif en trois étapes qui viendrait renforcer progressivement « l’esprit de précaution » et la pratique des analyses de risques.

La première étape serait celle de la veille. Si une suspicion quelconque se fait jour, un premier état des lieux rapide peut être fait : identification de la validité de l’information et de sa source, recherche des motivations garantissant l’indépendance scientifique (liens éventuels avec des intérêts économiques), recherche d’informations au niveau international. Il convient à cette étape d’identifier si la question relève du principe de précaution : importance des impacts éventuels sur la santé et la vie, l’environnement ou l’économie, délais d’apparition de symptômes pouvant rendre irréversible la situation

Vigilance et préalerte consisteraient la deuxième étape. Un problème qui franchit la première étape pourrait faire l’objet d’une veille scientifique ou technologique : vigilance sur les symptômes (sur le modèle de la pharmacovigilance), garantie de l’indépendance et du pluralisme des équipes chargées de la veille (en rendant public leurs liens d’intérêt avec le sujet et en s’appuyant sur des experts internationaux), étude du coût des mesures préventives, suivi et présentation claire de l’évolution de la controverse scientifique. Cette seconde étape peut conduire éventuellement à une troisième, celle de l’action correctrice.

Cette troisième étape, celle de l’action, verrait la mise en œuvre des actions correctrices soit parce que l’ampleur du risque se confirme (principe de précaution), soit parce que des observations le démontrent (principe de prévention).

Il est sans doute possible d’ajouter des niveaux intermédiaires, mais il est important d’établir une progressivité lisible par tous les acteurs concernés, tant médias et citoyens que responsables politiques ou économiques. En effet, quand un problème passe du stade 1 au stade 2, un entrepreneur rationnel va adopter une stratégie de dégagement ou d’innovation puisque ses risques économiques augmentent. En favorisant très tôt la diffusion de cette information, notamment en direction des PME, on peut éventuellement aboutir à des substitutions sans avoir besoin d’une réglementation contraignante. Au stade 3, on considérerait que l’ampleur du risque potentiel ou la connaissance scientifique est suffisante, et que l’action s’impose à tous en application du principe de précaution ou de prévention.

Cette procédure améliorerait la communication, car sur ces problèmes complexes, les solutions impliquent un grand nombre de décideurs. Pour l’effet de serre par exemple, le dispositif international d’évaluation scientifique mis en place par les gouvernements (GIEC) conclut aujourd’hui qu’il faut agir, la conférence des parties demandant pour sa part la mise en place de mesures contraignantes en 1997. Malgré les décisions et les accords internationaux signés, les controverses continuent dans des milieux moins informés qui souvent utilisent des raisonnements tenus il y a 5 ou 10 ans. Cette approche peut donc aussi favoriser une plus grande efficacité de la mise en oeuvre des solutions.

Certains a priori scientifiques comme l’innocuité des faibles doses radioactives, ou les barrières génétiques entre espèces, ont été des arguments-clefs pour conclure en interne à l’absence de risques pour certaines technologies. Pour la génétique, des éléments de doute, voire d’infirmation, sont pourtant apparues : colza transgénique, baculovirus conçus pour un ravageur et en fait transmissible aux abeilles, …). Il faut être capable de rouvrir des chantiers de réflexion quand une des conditions, qui avait fait accepter un risque, est remise en cause par la connaissance.

Cette approche procédurale devrait permettre de mieux situer les responsabilités opérationnelles. La communauté scientifique et ses institutions peuvent y apporter leur contribution, si « elles parviennent à mettre sur pied ou renforcer des instances collectives d’expertise placées à une distance suffisante tant des administrations que des milieux industriels et financiers ou des organisations militantes[[Des vertus décisionnelles du Principe de Précaution en univers controversé, Olivier Godard, Colloque Maîtrise du long terme et démocratie : quel environnement pour le XXIème siècle ? Fontevraud 8-11 septembre 1996.]] ». Les scientifiques qui parfois confondent intime conviction, tradition culturelle et certitude scientifique, devraient voir leur responsabilité engagée dans ce processus. Même sollicités par un décideur politique, ils devraient pouvoir plus facilement transmettre leurs incertitudes et conduire ce dernier à demander des recherches et expertises complémentaires. La responsabilité et le rôle de chacun de ceux qui participent au choix politique doivent être parfaitement cernés, sans pour autant méconnaître la nature du processus de simplification abusive qui se joue du laboratoire à la déclaration de presse…

Cette procédure améliorerait la relation aux médias. Une gradation établie dans la transparence pourrait mieux éviter les dérapages médiatiques. L’accès à l’information est essentiel : les citoyens ont le droit de connaître les risques qu’ils courent et les conditions dans lesquelles le choix de ces risques se fait, les motifs des décisions qui les concernent. Ainsi, la nature de l’alimentation des animaux doit être connue à l’achat de la viande, le mode de culture et l’usage de pesticides, les concentrations des impuretés dans les matériaux recyclés… Le consommateur a le droit de savoir où, quand, comment ce qu’il consomme a été produit. Il faut pouvoir diffuser des signaux simples vers les acteurs concernés : PME, consommateurs…

Pour diffuser des informations encore faut-il en disposer. L’absence de collecte de certaines informations, qui empêche la traçabilité de certains événements, devrait être assimilée à de la destruction de preuve. De même il serait souhaitable de permettre au personnel d’entreprise de pouvoir faire valoir leurs inquiétudes sans subir des pressions. On pourrait à cet égard s’inspirer de loi américaine qui place ce qu’elle appelle les « whistle blower » sous la protection du juge.

Une organisation pour appliquer cette méthode

Cette méthode doit pouvoir s’incarner dans une organisation. La Commission Française du Développement Durable qui a initié cette réflexion, la poursuivra pendant l’année 1997, à la suite du débat qui aura été créé à l’occasion desAssisesnationalesdu développement durable et de la réflexion sur l’éthique, pour déboucher sur des propositions précises. Il est prématuré à ce stade préliminaire de proposer un organisme, mais des pistes de réflexion sur son rôle peuvent être proposées.

Il ne pourrait être chargé de la forme de ces procédures, dans l’esprit de la Commission nationale du Débat public (loi du 02/02/95 et décret de 1996), des structures ad hoc étant mises en place au niveau national, mais aussi international, pour évaluer chacun des problèmes relevant du principe de précaution. C’est par exemple ce que vient de faire le Ministère de l’Environnement en mettant en place une commission précaution/prévention dans le domaine de la santé et de l’environnement.

Il devrait assurer une mission de veille au niveau international, ainsi que le recours à une expertise multiple, car aucune communauté scientifique ne peut s’évaluer elle-même. Sa structure pourrait se rapprocher de celle de l’Agence du Médicament. Les membres de ses commissions devraient déclarer leurs intérêts : contrats de travail les liant éventuellement avec les entreprises concernées, participation financière au capital, travaux effectués contre rémunération, etc…

Une structure unique, même bien conçue, ne résoudra pas tous les problèmes. La recherche du consensus n’est pas toujours l’objectif : pour l’accident nucléaire de Three Miles Island, pas moins de trois commissions ont débattu et atteint des conclusions légèrement différentes.

Des confrontations, des débats sociaux, sont les compléments nécessaires à tout travail d’instance. Les médias ont un rôle à jouer, mais avec un sens des responsabilités qui n’est pas toujours observé, qui tient aussi à la difficulté de communication de la communauté scientifique sur des questions controversées.

Nos sociétés ont à faire face collectivement à ces nouveaux problèmes ; elles ne pourront s’en remettre à un organe scientifique. « Que vaut la savante et laborieuse quantification d’une probabilité de risque si elle n’est pas éclairée de la perception qu’en ont ceux des citoyens qui sont, personnellement et directement, assujettis au risque en question ?[[ Ethique et dialogue démocratique, Alain Pompidou, Le Monde 27 juin 1996]]  » C’est effectivement un problème de démocratie.